Jour Ordinaire

« Je ne t’aime pas » le quai du métro est bondé il est tard pourtant on est là tous comme des manchots sur la banquise par milliers prêts à se jeter à la mer avec la moiteur les remugles les exhalaisons fétides en plus je te vois sans le vouloir

{abattement, boulot, crevés, claqués, écumes, excrétions, humeurs, infections, lessivés, parfums, peines, pestilences, relents, soucis, sueur, surmenage, touffeur, turpitudes, vapeurs}

mais putain quand est-ce qu’il arrive ce métro ? je pourrais me jeter dessous tiens quelle idée mourir pour ça pour toi et je vais devoir supporter ta présence pendant tout le trajet du retour ? non tu vois cette douleur-là c’est comme une brèche de lave dans ma poitrine ça pourrait cautériser la plaie mais non ça brûle et en même temps une soudure brutale de mes côtes tu vois tu t’y connais à me faire souffrir tu connais mes fissures tu as trouvé les outils qu’il faut et ce putain de métro qui n’arrive pas et cette foule qui s’agglutine non je ne pleurerai pas à quoi bon tu peux pleurer dans le métro tout le monde s’en fout ils détournent le regard c’est mieux comme ça

{apathie, mépris, indifférence, absence, abstention, anesthésie, assoupissement, cruauté, dédain, désaffection, désinvolture, détachement, égoïsme, éloignement, frigidité, froideur, impassibilité, inattention, incompréhension, incrédulité, incuriosité, indétermination, indolence, insensibilité, je-m’en-foutisme, neutralité, nonchalance, oubli, refus, sécheresse, stoïcisme, tiédeur}

« je ne t’aime pas » pourquoi j’ai choisi de souffrir ? je crois que je ne veux pas admettre que pour une fois tu es sincère que tu me dis quelque chose d’important dix ans pour ça ? je voudrais me sentir torche et mettre le feu à tout le bastringue mais toute la douleur s’est réfugiée là au centre c’est tellement plus facile de se sentir victime de se laisser faire se laisser glisser dans la fosse de vouloir mourir

{Antigone, Ariane, Cléopâtre, Dalida, Didon, Dorine G., Emma B., Eurydice, Iseult, Jean S., Juliette C., Ophélie, Marilyn M., Phèdre, Romy S., Sylvia P., Thisbé, Virginia W.}

je ne veux pas regarder je ne veux pas te voir je monterai dans un autre wagon si ce métro se décide enfin un jour à arriver comment peut-on être là à ce point-là englué sur un quai de métro sale dans cette puanteur à regarder les rats se faufiler derrière les fauteuils du quai d’en face ou les clodos déjà dans un autre monde leur échappatoire emballée dans un sachet en papier kraft et qu’est-ce qu’il a celui-là à côté il veut ma photo ? il a jamais vu quelqu’un qui a une envie pressante de se jeter sous une rame de métro ? non en fait il doit plutôt être en train de mater la femme dénudée en quatre par trois dont le corps est vendu par les Galeries Lafayette aux voyageurs

{affiche, agression, annonce, battage, boniment, bourrage, bruit, campagne, dèche, dénudé, dénuement, encart, femme-objet, fric, indigence, indécence, manque, matraquage, misère, mouise, nudité, obscène, pauvreté, pollution, propagande, prospectus, publicité, réclame, Sdf, sexisme, slogan}

« je ne t’aime pas » c’est maintenant que tu t’en aperçois et tu pouvais pas attendre qu’on soit chez nous que je puisse te claquer une porte au nez ? je sais bien que pour une fois tu dis la vérité mais tu vois je n’ai plus la force non vraiment plus la force me laisser glisser et pourtant c’est le contraire je suis en train de me pétrifier sur place dans la promiscuité avec les manchots mes compagnons de route involontaires sur ce quai de métro ne me regardez pas surtout faites comme d’habitude comme si tout ce monde-là n’existait pas où irions-nous s’il fallait faire exister toutes les ombres qui hantent les métropoles il y a bien des stations de métro désertes pourquoi tu n’as pas choisi de me livrer ton cœur dans une station déserte ? et merde ce métro qui ne veut pas venir non tu as bien fait finalement j’aurais été moins seule qu’au milieu de tous ces joyeux usagers du métro ça aurait eu moins d’effet à quoi bon assassiner quelqu’un dans une ruelle sombre au milieu des poubelles quand on peut le faire au milieu d’une foule dans l’indifférence générale avec les poubelles en prime ?

{abject, crasseux, blafard, crime, écœurant, glauque, ignoble, infâme, inquiétant, livide, louche, lugubre, nauséabond, obscur, répugnant, sinistre, sombre, sordide, suspect, trouble}

« je ne t’aime pas » et les rats j’avais oublié les rats parfaits pour le décor je te déteste tu sais tu n’avais pas le droit de me dire la vérité pas après dix ans je suis injuste oui je sais toi ce n’est pas sur un quai de métro que tu es englué c’est ton passé qui est ton éternel présent allez viens le métro arrive j’ai beaucoup d’endurance à la douleur tu sais et je n’ai pas encore vu le bout du rouleau.

***

(Texte initialement paru sur le blog Koukistories dans le cadres des Vases communicants de mars 2010)

9 réflexions sur « Jour Ordinaire »

  1. J’arrive au bas de la page en me disant : « Mais j’ai déjà lu ce texte d’enfantissages » ce que la note confirme. Cela m’évoque une des rares fois où j’ai pris le métro parisien. je regardais tous ces gens agglutinés qui attendaient d’un air d’absence morne à eux-mêmes. J’envisageais, non sans vertige, que le soir même, l’un d’entre eux pourrait avoir disparu.

  2. Anna, tu veux dire en prose? Ah bah sympa vu que j’en écris presque pas! ;-))

    Frédérique, c’est ce qu’évoque le métro parce que c’est malheureusement ce qui s’y passe… (je connais quelqu’un qui… :( )

  3. Quoi?? hein?? z’êtes sûr? ou c’est parce qu’aujourd’hui vous avez été à confess avant la veillée pascale et que vous essayez d’être gentil??
    :D

  4. J’encourage aussi, en toute humilité, la poursuite sérénissime de la prosaïcité – ce qui ne signifie pas qu’il vous faille délaisser le reste, reste que je ne connais d’ailleurs pas.

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