Le dernier rêve

Elle a ouvert les yeux.
Elle voit le pâle silence. Elle entend le chuintement des couleurs et des tons qui se fondent. La fenêtre. Les objets ne sont plus objets ils sont mêlés inextricablement au sol aux murs à l’air… Air très dense ici empreinte de leurs formes familières là raréfié… irrespirable… La fenêtre.
La fenêtre est ouverte… la brume nocturne a envahi la chambre… Tout est immobile sauf les rideaux… la fenêtre… qui ondulent…
Elle se lève… Spectre dans sa longue robe blanche, une voix l’appelle… la fenêtre… la fenêtre… Elle est tirée vers la fenêtre, une voix ténue, imperceptible et démesurée dans le silence qui suinte des murs, du plafond blême, absorbé par le grand miroir, la fenêtre. Elle s’avance vers la fenêtre ouverte vers la fraîcheur qui ranime les contours. La lune laisse évaporer sa lumière. Déjà elle est au-delà de la fenêtre, déjà elle glisse lentement dans le vide. Et sa robe blanche, son linceul, l’étoile mordorée de ses cheveux, une nouvelle fleur illumine le jardin…

*

Il y eut un bruit étouffé.
Elle ouvrit les yeux.
Elle entendit, dans le silence, son cœur battant. Les couleurs restaient incertaines. Les objets recouvraient peu à peu leur aspect familier et leurs contours exacts : le bureau avec son amoncellement de feuilles noircies ; ici, le guéridon ; là, le grand miroir réfléchissant la lumière du réverbère, dehors.
La fenêtre était fermée. Tout était immobile, sauf l’aiguille effilée du réveil, poursuivant discrètement les secondes.
Elle se leva. Une voix ? Non, juste son souffle au rythme oppressant. Et la fenêtre était fermée. Elle sourit, la fenêtre était fermée.
Comme pour exorciser un souvenir angoissant, elle l’ouvrit, se pencha : en bas, un grand linceul blanc illuminait le jardin.

*

… Son cœur s’est arrêté.

(janvier 1992)

Je laisse les mots s’enfanter

Je laisse les mots s’enfanter presque seuls, avec l’intervention parfois minimale de la rature, d’une reprise d’un rythme un peu maladroit ou d’une multiplication toujours retenue d’une phrase après l’autre. Je ne sais si cette écriture quotidienne me contraint ou me libère ou les deux ensemble, pensée naïve de qui refuse de réfléchir de manière littéraire.

Ce que je vois, c’est que, tout en restant enfermée (c’est comme cela que je le perçois) dans une forme, j’avance en moi-même, mon écriture s’affermit et l’émotion rayonne d’une vibration différente. Je regarde, surprise, ces mots qui s’échappent, et je les regarde enfin avec la bienveillance qu’on doit aux enfants qui nous habitent.

Je ne sais si je dois « construire un projet littéraire ». Ou, les yeux fermés, laisser se construire ce qui sera peut-être un jour une œuvre, ou juste un ensemble de fragments épars et orphelins, privés de l’attention d’un auteur qui aurait créé un lien, un fil d’Ariane dans le labyrinthe d’une vie.

Mais qu’importe. J’ai retrouvé le plaisir d’écrire les mots qui me disent et vous parlent. Cultiver, jardiner, faire croître, voilà mon projet en ces jours nouveaux qui déclinent.

Rouge pluie

Ta vie vécue comme la coupole d’un jour inversé

Tu m’as appelée dans ce rêve de la ville
Quand pourtant tu sais que je bats la campagne
Quand la guerre couve toujours dans ses braises
Et je m’y chauffe les mains tendues
Malgré moi

Ta porte réticente à me laisser entrer
Claque au vent immobile de ton absence
Et sur le mur de ta chambre j’ai vu
Cet étrange panorama c’est moi
Que j’y vois assise avec ma fille

Elle s’endort soudain à même le sol
Aspirée dans un jeu que nous avions inventé
Ensemble cette course dans le champ
Et cette cabane de drap blanc
Et cette bataille silencieuse

Sous la coupole des jours perdus

[Ici]

Grand blanc. Vide creux. Courbe lisse. Paupières lourdes. Écran noir. Douce langueur. Écrasante fatigue. Automne lumineux. Nuit étoilée. Vent immobile. Pierre rugueuse. Campanule muralis. Matin piquant. Ciel courbé. Lézard sinuant. Fenêtre entrouverte. Sommeil bienvenu.

Petite pause le temps de vous retrouver de l’autre côté du miroir

Tout est dans le titre.
Le temps de partir. Le temps d’arriver.
Et je vous retrouve ici, enfin je me comprends. Je serai là-bas, ça sera devenu ici. Tandis que ce lieu-ci reste indéfiniment ici qu’on soit ici ou là-bas. Bref, il est temps que je fasse une pause. Que je me concentre sur les derniers préparatifs.
Enfin si vous le souhaitez vous pouvez rester un peu ici pendant que je ne suis pas là, entre ici et là-bas, hein, si ça vous dit.
Y a des gens très sympas qui fréquentent cet endroit. Je laisse du thé et des petits gâteaux.
Allez, cette fois je me sauve.
A très bientôt.

Morceaux du temps

J’ai réuni les fragments d’un vase morcelé. Chaque morceau placé l’un à côté de l’autre forme la mosaïque d’un temps que la mer a usé comme le sable. Les mains devant les yeux, je n’ose pas laisser s’imprimer en moi l’image ainsi formée.

En vidant la grande armoire, j’ai trouvé un petit miroir aux biseaux chantournés. Sa surface rayée appuie sur ma poitrine, m’imposant le reflet de la faille qui me traverse. De vieilles lettres ont refait surface, insensibles à la blessure ouverte, comme les eaux de la mer Morte.

Papillons de nuit reviennent me hanter, papillons blancs épinglés au mur de ma raison. Laissez-moi dormir et rêver d’une maison.

Vivement le départ

La fatigue m’emporte. Mon corps me porte encore. Courbe du dos enroulée en fœtus.

*

Architecture de cartons, instables gratte-ciels, cartons rebelles à moitié pleins à moitié vide.
*

Va et vient, paperasse, circulation accélérée. Faire le vide. Remplir, vider.
*

Relire de vieilles lettres et pleurer. Regarder l’avenir. Se redresser.
*

Vivement le départ. Dormir léger.

Quitter la ville

Le dos d’un enfant s’appuie au réverbère. Comme on entend le claquement des talons sur le bitume des trottoirs et je passe. La lune s’est accrochée aux frondaisons des platanes, têtes réduites. Filet lâche au matin bruissant. Bientôt, je m’échapperai de la ville, mais prisonnière je crains de rester, qui s’est insinuée dans mes veines. Adieu. Je respire.

La fenêtre haute vue sur étoiles rectangulaires aux crépuscules qui ne s’éteignent pas. Toutes lumières jaunes tournées vers le bas, factices enceintes sans portes. Tu ne t’échapperas pas. Seule la lune arrive à percer la muraille, un judas sur l’autre, intrus, étranger. Adieu. Je me dessille.

Une voix est couverte par les cris d’enfants. L’air tremble et vibre, le plomb se transforme parfois en or, le soir, dans le grondement d’une mer sans ressac. J’y lance des vœux, hameçons émoussés en forme de nuages, le regard posé devant moi, sur le mur. Un coin de l’affiche décollé comme invitation à tendre la main. Adieu. J’entends.

J’irai toucher le paysage des terres finies, sans cesse érodées. J’irai rendre l’humus à la terre. J’irai dormir en ce jardin ensauvagé piqueté d’étoiles.

Adieu.
Je quitte bientôt la ville qui m’a enfantée.

Petit coin décollé - Brigitte Célérier
©Brigitte Célérier

[Voix]

Tu partiras et jamais Je te reverrai blond et prairie de délices écart je pars te rejoindre oubliant le plus et ce sera terminé car nous serons écrasés par l’éclatante noirceur Explosion dévoile l’existence de la ligne éparse égaillée éparpillée imaginaire du cœur car seul le cœur mutisme mosaïque du sanctuaire scintillement irréel de la fenêtre qui s’ouvre Il partira au fond du désespoir et mourra mourra seul devant les vagues lagunaires qui manquent à l’étrange présence Le crépuscule habite ces demeures ainsi que les roses sauvages et les lys rouges peuplent le jour lisse aux joues reluisantes et violentes tendresse écoute la mélodie le long du fil d’or dort le monstre le nénuphar du commencement.

T’ai-je déjà raconté

T’ai-je déjà raconté comment la lune est descendue nous sommes tous derrière toi effaçant la dernière ligne écartée. Le cercle recalé s’est penché et la balustrade a gémi au reflet d’un ange roué. Un aventurier a disparu dans la carte du ciel, évasée, chemin tube où ton oeil apparaît, il se ferme.

Enchantée, laissez-moi deviner. Je suis partie.

Soupirs. Feuille tremblante aux doigts tendus sans retour. Poésie sous le buffet. Poussière et obscurité pour visage dolent.

Laver l’aube et l’étendre.