Il y a le dessin d’une fissure

sur ma poitrine
tu as délicatement inséré un coin
un marteau dans ta grande main
soulevé de profundis

la profondeur grave

s’est écoulée sous la glace
d’un lac délacé à coups de marteau

sur ma poitrine lasse

gît l’heure usée sertie de ciseaux
sombre avec la lenteur
fluide des marées

à moins que suinte la fissure
une eau sise dans la coupe
que tu me tends
au burin

tes grands doigts m’ont caressée
aussi lisse que glace
et tu as versé

sur ton œuvre une lave
d’écume
tu m’as donné à boire

les scories

de la fusion
de nous
emportés dans la chute de l’univers

à jamais bronze
sous la trace de tes doigts

il reste la fissure

La ligne de crête

Je retiens mes gestes
sur la sur la ligne de crête

Tu es venu battre à mon cœur
comme un volet décroché

Tu as poignardé le centre
de ma gravité nue

Là dans les limbes
d’un rêve interdit d’un rêve

Sur la ligne de crête
tu répètes cette litanie

Devant mes yeux fermés devant
je retiens mes gestes

Interdits là dans
dans les limbes d’un rêve

Dans le retentissement soudain
de l’aimant que je t’ai arraché

C’étaient les ramifications
de mon corps en brèche

Battu comme un volet
qui claque au vent qui claque

Les yeux fermés fermés
de ma fenêtre verte

Là au centre des limbes
dans le rêve verrouillé

Tu as poignardé mes gestes
retenus mes gestes nus

Sur la ligne de crête
de mon cœur fendu

Le lieu de la transformation

Je t’ai trouvée dans la rue
toute recroquevillée sur le trottoir

chantournée dans tes attentes
irrésolues

nul son ne filtrait plus de toi
même pas le tintement d’une larme

tu avais enfermé ta lumière
au dedans de toi
et tu t’étais revêtue à la va-vite
de vêtements trop grands

par dessus ton corps recouvert de cailloux
pour sentir
de ton retrait peser tout le poids

c’était peut-être tes espoirs que tu avais lapidés

devant des passants
mécaniquement indifférents

tu les avais déchirés
et jetés aux quatre vents
comme autant de missives aveugles

lettres miettes d’os blanchis

j’ai compris que tu t’étais voulue gangue
pour mieux consumer au dedans
de toi ton âme fissile

et je t’ai laissée
à ton invisible alchimie
sans savoir
sans pouvoir
lire
dans ton infime tressaillement

lequel des quatre éléments
allait l’emporter
dans ta lente métamorphose

furtif, mouvement, encore

Des mots semés en rêve
échappés
répétés encore encore les graver dans la mémoire
du rêve
les tisser dans

dans la trame du rêve

s’endormir enfin dedans dans le rêve
apaisée

au réveil
rêve nuage effiloché
mémoire
dissoute

Je reprends le chemin
pas nouveaux dans pas anciens

c’est le somment de la Tour Montparnasse
dissimulé par la brume
étrange voile
fumée blanche
champ après
après la bataille
dans un ciel

où tout nous échappe

nous fourmis
en convoi sur les trottoirs
en convoi dans la gare
dans les trains
j’agite la main

ce n’est pas mon départ

Je rassemble des mots

furtif
mouvement
encore

sans savoir
sans le rêve
sans la couleur de la fleur
semée sans le parfum

surprise de la traversée

De la fenêtre de ma cuisine, par Christine Jeanney

De la fenêtre de ma cuisine,

j’aperçois d’autres cuisines qui donnent sur la cour. Parfois le soir, à une fenêtre d’en face, j’aperçois quelques bougies qui brillent, seules, dans la pénombre, ou ce ne sont pas ces lumières simples, allumées par des mains de femmes, mais une lueur bleue qui s’est construite seule et ne tremble pas, une lumière autre, froide, pourquoi pas.

Elle sort de la vitre, cinglante et belle, une déesse de gel qui aurait soufflé sur le verre pendant que nous avions le dos tourné, nous n’avons pas vu ses bras fins, ni entendu le claquement de doigts qu’elle a lorsqu’elle avance, on dit que ses cheveux bougent sous le givre, on dit qu’elle parle, sa voix est tranchante comme du sel, J’ai laissé les mondes se répandre sur la page où ils ont puisé à la source je n’ai plus été soudain qu’une barque descendant les rapides j’ai laissé couler de ma bouche des flots de mots des flots de mots dans les rapides, puis elle se tait.

Elle passe de fenêtres en fenêtres, les femmes ne l’ont pas vue, mais les enfants peut-être (à moins qu’ils ne sachent pas pour cette lueur bleue, qu’ils préfèrent les bougies, le jaune et le rouge rutilant, les paillettes, et toutes ces choses petites qui pétillent).

Derrière d’autres fenêtres, d’autres vitres, d’autres voix parlent, les mots se chevauchent, des cris, des bruits, le frottement des crayons sur le papier, le flot de la source suivie par d’autres, les cuillères dans les saladiers, les mots qui lient, Je vais me doucher, Tu as faim ? Il faudra téléphoner, J’ai préparé les papiers, Ce soir ? Je ne sais pas, Raconte-moi la fois où, Je l’ai vu ce matin, Il n’y a qu’à attendre, Avant tout, je dois aller… Les voix se mélangent avec les bruits, il n’y aurait qu’à fermer les yeux, on pourrait entendre le bruit du monde, on se moquerait un peu de soi, « le bruit du monde », quelle expression cent fois usée, licence poétique un peu simple, un peu naïve, « le bruit du monde », il n’y aurait pourtant pas d’autre façon de dire, le bruit du petit monde derrière les fenêtres, débarrassé des pleurs. N’entendre que le bon, trier ce qui résonne, on croit tout entendre, être ouvert, attentif, on ignore que le filtre fonctionne automatiquement, qu’on ne veut que le bon, que le sens, que ce qui fait sens, que ce qui sert l’illusion du sens. On est même prêt à inventer les bruits derrière les fenêtres, prêt à inventer les fenêtres aussi, et cette déesse qui n’existe pas. Lorsqu’elle se rend compte du leurre, elle se fait plus petite, elle dit

Un jour ces ruines

Usées par le ressac

Ne seront plus que courbes, elle souffle sur ses doigts, disparaît, point minuscule, inaccessible, enfui, bientôt perdu dans l’angle lumineux de la fenêtre de ma cuisine.

deesse-de-gel.jpg

*
Christine Jeanney
C’est avec un très grand plaisir que j’ai cédé ma place à Christine ici et que j’ai pris la sienne sur Tentatives.

*

Les participants aux vases communicants de janvier 2010 :
Futiles et graves (Anthony Poiraudeau) et Paumée (Brigitte Célérier), Tiers Livre (François Bon) et Ce métier de dormir (Marc Pautrel), Petite Racine (Cécile Portier) et Abadôn (Michèle Dujardin), Tentatives (Christine Jeanney) et Enfantissages (Juliette Zara), Elle-c-dit et Fut-il ou versa t’il dans la facilité ? (Christophe Sanchez), C’était demain (Dominique Boudou) et Biffures chroniques (Anna de Sandre), Terres… (Daniel Bourrion) et Journal Contretemps (Arnaud Maïsetti), Le blog à Luc (Luc Lamy) et Frédérique Martin, Liminaire (Pierre Ménard) et Jours ouvrables (Jean Prod’hom), Pendant le weekend (Hélène Clémente) et Oreille culinaire (Isabelle Rozenbaum), Les beautés de Montréal (Pierre Chantelois) et L’Oeil ne se voit pas lui-même (Hervé Jeanney), L’arbre à Palabres (Zoë Lucider) et Mo(t)saïques (JEA)

toi

j’ai voulu faire sens de toi
être ta voix
haute

j’ai jeté une poignée de gros sel
dans la neige de mon départ
enfin

et j’ai vu par tes yeux
la litanie des couchants

j’ai voulu faire sens de toi
dans le silence de ta voix

écoutée
traversée en dedans de moi

mystère au son du salve

au bonsoir échangé
j’ai compris
enfin

ces voix entremêlées
que tu regardais disparaître

dans cette torsion du vent
autour de toi

fraîche

pas loin de l’ivresse
cette goutte de lait
qui s’est écoulée de ton sein

bleutée comme un lointain

que j’ai bue

enfant redevenue
danse sur la pointe du temps
aiguë

je ferai sens de toi
dans l’ombre douce de toi
la litanie des couchants

histoire d’un soir
lue

par ta voix
timbre du salve

le bonsoir
tu

Mon royaume

Partie tu es
partie en moi figée par la peur fétu dans le vent froid seule cette image cette sensation de froid glissant caressant je chante un miserere

Une poupée a perdu un bras figée par la peur face au mur sur la passerelle du temps ne regarde pas en bas au royaume des victoires tu es reine ne te manque plus que les ailes

cette peur au plexus m’empêchera de crier
tête coupée

méduse

cette peur au plexus me tiendra chaud quand je serai pétrifiée

je ne saurai plus qui vous êtes
et vous croirez que la mort a gagné

personne je serai
au centre d’une île

exacte au rendez-vous
je déposerai les armes

au royaume des victoires tu es reine ne te manque plus que les ailes

Vision clandestine

j’ai vu soudain et revu encore cette image un être humain mettre sa tête dans un sac en plastique sur la route qui avalait des cumulo-nimbus
sur la ligne de crête
nous avons mesuré son empreinte carbone et l’empreinte de son pas disparaît de la terre
alors ma plume cesse son crissement sur le papier et se soulève
et je crierai leurs noms raturés
et je crierai

j’ai vu soudain et revu encore cette image
alors j’effacerai les frontières

je vous le dit

j’ai fait vœu de brèche

vœu de brèche

Oui, quelque chose est en train de craquer dans la toile du monde

Oui, quelque chose est en train de craquer dans la toile du monde

les bulldozers ont dérangé le sage ordonnancement des sillons la terre semble vomir son humus balayé par les pluies dans ces ornières profondes ma terre balafrée

je suis là dans la rumeur trop proche de vos petits et de vos grands véhicules où le temps se fissure dans l’asphalte
je suis là chaos debout et il y a ici ce mouroir en forme d’usine de building c’est au milieu d’un parking géant entouré de lacets et de bretelles nos rubans de bitume de béton que j’ai fait vœu de brèche

mes mots crient vous entendez moqueries peut-être mots tordus phrases hachées tachycardie
un monde s’effondre j’ai glissé ma main dans une lézarde j’ai caressé ses bords du bout de mes doigts engourdis

j’y ai glissé mon corps tout entier ouvert dans cet interstice fêlure craquelée toile déchirée pores évents recouvrés d’une terre dans sa gangue

manufacturée

Et le ciel dans ses jours m’a bercée
j’ai compté ses lacunes dans le froid

au son des bulldozers
terrassant
la terre
gelée

« Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, et ce qui doit arriver ensuite »

Et un éclat de ferraille fiché dans le sable
Une lame émoussée rongée par le sel dressée

Dans le ciel les coutures craquent
On aperçoit des points de lumière qui filtre par les trous de l’aiguille
Dans le ciel décousu
On aperçoit l’univers qui s’infiltre goutte après goutte
Dans le ciel les coutures craquent
L’univers s’effondre sur nos têtes

Il pleut des supernovae et des naines blanches, des galaxies et des trous noirs
Qui saisissent dans leurs poings serrés le tronc des arbres creux

Un jour j’irai passer la pelle et la balayette sur le sommet d’un gratte-ciel
Et je sèmerai la poussière d’étoile devant vos visages masqués et vos bouteilles d’oxygène

Un jour

J’irai dans le désert déterrer un éclat de ferraille
Je ferai de cette lame rouillée mon épée et une langue à double tranchant à secouer devant votre nez

L’univers s’effondre sur nos têtes brûlées par la nuit
Plus un cheveu sur nos cailloux plus un ongle au bout de nos doigts
Tout juste deux éclats de météorites

à la place des yeux
et nos lèvres scellées

Le tissu des choses

Le tissu des choses
alourdi déformé
Je te tends mon mouchoir
Un carré blanc
Brodé dans un coin
Le tissu des choses
étiré soupesé
Tu essuieras tes larmes
Tu moucheras ton nez
Le tissu des choses
a recouvert
un monde fendu en deux
Ce n’est pourtant pas assez
tu verras
Même si tu chantes
en accélérant le pas
tu verras
le tissu des choses
aura raison
de toi
sur cette note aiguë
et maintenant
cette voix grave
qui te souhaite la bienvenue
et t’invite à sa table
et te bénis
le tissu des choses
s’immisce entre toi et moi
et j’oublierai qui tu es
dans le silence
entrecoupé
et le tissu des choses
déchiré
c’est le voile du temple
et j’ai tourné le dos
Prends mon mouchoir
essuie ton front
et panse ta plaie
et panse ta plaie

Au bord

Accoudée au bastingage
Que me garde corps
Que me garde
Fou
Glisser ma main lisse
Ou fil tissé
Dans les rêves
Ce rideau
Ce pont
Perdu
Dans les nuages
Qui filent
Sous mes yeux plissés
Garde-corps
Garde-fou
Je rêve
Seul point fixe
Dans ce paysage

Sillage

sillage
dans l’évocation d’un fleuve
et seule
désœuvrée vide corps lourd
empli d’un néant
coulant comme un nœud
comme un fleuve
encerclée par mes ombres
Sous le poids d’une pensée
Juste une pensée
Cette distance qui me sépare
qui me sépare encore
d’un corps
vivant
chaud
pulsatile
ce corps battant
en pensée
dans le sillage qui s’efface