En dernier (la guerre)

Au chant de la rivière qui marche tu danses tu siffles tu harmonises les trompettes fantassines tu pries tu cours tu cries tu essores les élans réprouvés tu cours tu cours dans la mélodie des arrières déplacés des muses labellisées au canon tu échoues au front des anges déclassés et prends la mouche des vaches au joli coche libelliste dans le miroir des fleuves incessants tu crois tu cris tu m’expliques la vie les vieux les volcans avec l’envie de tout foutre en l’air dans l’acide d’une tempête va va et ne pèche plus tu vois j’écris et sans crier je réponds qu’elle est là impudique et ignorée en peine de vagues ensanglantées non tu crois tu cris tu fais le tour de la croix tu mixes le tout à l’huile de coude tu gouttes et toc tu cours tu meurs tu brises les mœurs de leurs bonnes gens les calvaires les cimetières les trous tu pries tu ouvres l’heure des chœurs empaillés dans l’abri du temps ramasse à la pelle les ouvertures en ogive qui crissent couvercle au choix des pauvres dans l’artifice et l’artillerie des bombardiers slaves au garde à vous êtes foutus foutus foutus c’est pas la guerre c’est l’apocalypse des misères en terreur du temps enfilé au chas de l’aiguille je tords je prends je tire je lasse je casse avec les dents s’effritent les armées du dedans s’évertue et s’émerveille le chant plié des matines ondulées dans la moire uniforme du mercenaire embarqué dis-moi soldat pioupiou troufion rejoins tes troupes et garde-toi de divulguer la gent ailée au bousier.

Les ascenseurs

Tu verras ce que je t’ai promis. Ce lieu étourdi où on se laisse aller glissade obligatoire
ou ta tête
serrée dans un étau tacheté de rouille ces zones rugueuses et boursouflées toutes les nuances de l’ocre au brun au noir et cette poussière un peu grasse métallifère qui s’accroche
à tes doigts
tu t’en sers pour tracer sur le mur les graffiti de ta révolte c’est pas une vie c’est pas une vie et tu lui refais le portrait à cette affiche tu lui dessines une moustache tu lui crèves un œil tu lui arraches des dents. Et puis tu prendras l’ascenseur. Tu sentiras
sous tes pieds
le ballet invisible et vertical de tous les ascenseurs ceux qui montent ceux qui descendent les omnibus et les directs et puis un jour tu en auras assez les portes s’ouvriront quel étage, monsieur, madame, mademoiselle ? Je suis partie sans t’attendre. C’est le 7e étage pour
tes yeux
mais pour ton cœur écœuré on est déjà au ciel le dernier étage où on ne va jamais assieds-toi tu verras je ne t’ai pas menti tu verras. Regarde tous ces couloirs en étoile toutes ces portes ouvertes ou fermées toutes ces chambres tous ces lits tous ces corps invisibles juste des draps on les devine juste des pieds on refuse d’imaginer leur visage. J’ai vu
ton visage
et tes larmes et la vue du 7e étage par cette baie aux multiples épaisseurs une fenêtre qui semble ne s’ouvrir que sur une autre fenêtre qui ne s’ouvre pas et dehors tu t’assieds tu verras j’ai pris
ta main
pour t’emmener loin je ne veux pas t’oublier mais oui tu m’as dit bien sûr je ne t’attendrai pas je ne sais plus. Je crois que j’ai oublié quelque chose. Dans l’ascenseur peut-être. Devant cette affiche que quelqu’un a défigurée. Je t’en prie, je ne sais plus. Parle-moi. Raconte-moi. Je vais oublier. Je te vois encore au 7e étage et la vue par la fenêtre aussi. Et la rouille et
ta peau
desséchée ici il fait chaud pas d’eau plus d’eau sauf tes larmes tu pourrais boire tes larmes. Je sais je t’ai promis. Je te dirai tout. Tu sauras tout. Tu connaîtras l’étage et l’ascenseur et l’apesanteur. Promets-moi d’agiter ta main, je saurai que tu as atteint ta destination. Je m’assiérai et je t’attendrai au centre de l’étoile devant les ascenseurs.

(texte initialement paru chez Christine Jeanney, dans le cadre des Vases communicants de janvier)

Permis de tempête (Tu danses (3))

Que pourrais-je avoir vécu dans le hangar soupesé de ta conscience un rien dans la terre infertile de tes claquements de doigts des cris inarticulés me franchissent dans le seuil de mon être-corps tant d’images de moi superposées filtres couleur philtre où perdre visage et bouche tu chercheras à qui appartient ce cheveu d’or déposé par la colombe et le long du corps y dort la même ondulation du mirage j’ai répondu à la quatrième question j’ai cueilli la fleur blanche et hissé la voile noire tu pars et dans l’effort de la cadence heurtée tu pars en guerre avec à l’âme cette épée nue plantée que pourrais-je avoir vécu que pourrais-je avoir vécu dans le hangar soupesé de ta conscience quand tu me tends ce bras mort où tu navigues avec tes souvenirs pour équipage et des chimères pour guide.

Tu danses (2)

Ou tu danses la pluie et l’orage fugitif paysage au train d’enfer déverse ta colère en fusion interne pluie d’acide couleur de rouille tu murmures ta litanie secrète tu secoues ta transe ta tête pleine de cailloux la route prise dans la chasse aux spectres tu prends ton bâton de pèlerin prophète percé le sable s’écoule de toi tu cherches ce lieu dernier du repos tu t’enveloppes dans ta toge cyclonique couleur de temps cherche les fils du silence dissimulés dans la braise marche saccadée manquent des images dans le paysage qui défile délavé par la vitesse au bâton de pluie dans le désaccord majeur des cercles sans nom tu égrènes ta litanie secrète dans l’oreille du feu et les passants passent sans même te jeter un regard.

Tu danses

Tu tournoies sans pouvoir t’arrêter dans la musique industrieuse qui martèle et frotte et pince prise de spasmes électriques au vent déjanté ricanant tu tapes du pied tu tapes du poing ça ne veut pas s’arrêter le sol chavire et le béton te tend les bras te tend les bras te tend les bras tu tournoies terre néante sources souterraines se jettent sur toi et l’eau noire tournoie autour de toi son sourd plus que clapotis cardiaque au souffle poussé expir dérangé chaque pas dans la fange des égouts sirène perdue sous les néons tunnel en poumon noir bras écarté dans la liturgie sidérurgique du temps ordinaire tu frappes avec la grâce écœurante d’un balancier.

Dans la ronde

Un fragment de miroir posé dans l’herbe du pré reflète un ciel en tessons tu fredonnes un air doux clapotis moelleux et douillet je pose dans la fraîcheur d’un été futur des pas de fourmi sur la ligne quiète du temps clair tu admires ton reflet dans la baignoire à pieds convertie en abreuvoir et tu ris toute une salle de bain transportée au dehors pour les bêtes qui paissent pleines de grâce la prairie tendre et suave pas de géant dans l’air clément et rose du soir qui patiente il attend son troupeau qui marche vers la nuit d’un pied paisible et le monde en tournant nous berce dans la tendresse de ses rivières avec tous ses autres enfants.

Retour aux origines

j’ai fui dans la douceur des temps j’ai rêvé de m’éteindre de m’étendre de m’étreindre j’ai plongé dans les paysages et les déserts j’ai nagé dans toutes les mers et dans les eaux du Jourdain j’ai vu le soleil se lever sur les monts de Judée j’ai couru dans les champs de luzerne et de blé j’ai rêvé de dissolution de disparition de déroute j’ai prononcé tous les mots laissé agir tous les verbes accueilli toutes les phrases j’ai dessiné tous les horizons tous les corps je me suis séparée de moi j’ai rêvé d’anéantissement et de ruine j’ai rêvé de me résoudre dans l’absence d’un corps j’ai fui encore je me suis laissée porter par les voix et par les ombres et par les senteurs des prairies j’ai marché avec les âmes des morts j’ai rêvé que je n’avais plus ni ancre ni amarres ni attaches j’ai rêvé que j’étais un akène flottant dans le temps disloqué j’ai compris la poussière que j’étais redevenue et je l’ai enfin aimée.

Pythie

on me porte nue
dans les ombres de ta voix
elle crépite feu dévorateur d’idoles
pierre qui glisse n’amasse pas or quand je m’éteins dans les flammèches dansantes de tes cheveux

car je suis philistine
aux nues pythie gueulante
cassandre qui couve ses songes envahis de racines tortes et puissantes
perdu enfoui le sens reste folie
aux cheveux nattés en torsade nuque ployée sous le joug des déments

car murée dans cette cave hermétique
où salpêtre m’échoit
je trace avec mes ongles les hiéroglyphes d’une langue coupée
aux cendres cheveux je découpe et je fends

ton palais pourrait bien s’écrouler sur mes os de jonc
et ma main tremble et mes mots tremblent devant la terre qui s’ouvre à mes pieds précipités
et la débâcle oraculaire m’ouvre enfin la porte des grincements illisibles
qui débordent de mes flancs
percés

tu as posé la monnaie du changeur d’âme sur chacune de mes plaies et le fer de ta lance sur mon côté
mes rêves palpitants de désastre se sont taris avec mon souffle brûlant
corps revêtu de ses signes et chaussé de présages
dans son linceul tissé de cheveux de chaux éteinte

je me dissous dans cette terre effondrée
de ma bouche cousue soudain déhiscente
germeront les glyphes chiffrés

une voix
dans le désert

Le monde en pause

Parfois le monde cesse temporairement d’exister. Ces moments où je me recroqueville dans un œuf étroit pour ne plus exister. Il suffirait pourtant de regarder tomber les flocons de neige. De s’émerveiller au côté de l’enfant qui voit les flocons. Et ceux-ci lui rendent visite. Et il vaut la peine de les compter. Chacun dans leur singulière ressemblance. Une fraction du monde plus une fraction du monde. Et peu importe que la nuit délave son encre dans la blancheur du paysage, du sol au plafond. On sortira jouer dans la neige.

Savez-vous, on n’écoute pas de musique en regardant tomber les flocons par la fenêtre. On est tout entier dans la contemplation de leur chute lente et délicate. On est le flocon venu rendre visite à l’enfant. On est la nuit qui s’étend devant soi par capillarité. On est le monde qui ne connaît d’autre frontière que la ligne d’horizon. Et encore, la nuit, celle-ci disparaît-elle, nous laissant sans corde de rappel dans l’infini.

Mon royaume

Partie tu es
partie en moi figée par la peur fétu dans le vent froid seule cette image cette sensation de froid glissant caressant je chante un miserere

Une poupée a perdu un bras figée par la peur face au mur sur la passerelle du temps ne regarde pas en bas au royaume des victoires tu es reine ne te manque plus que les ailes

cette peur au plexus m’empêchera de crier
tête coupée

méduse

cette peur au plexus me tiendra chaud quand je serai pétrifiée

je ne saurai plus qui vous êtes
et vous croirez que la mort a gagné

personne je serai
au centre d’une île

exacte au rendez-vous
je déposerai les armes

au royaume des victoires tu es reine ne te manque plus que les ailes

Vision clandestine

j’ai vu soudain et revu encore cette image un être humain mettre sa tête dans un sac en plastique sur la route qui avalait des cumulo-nimbus
sur la ligne de crête
nous avons mesuré son empreinte carbone et l’empreinte de son pas disparaît de la terre
alors ma plume cesse son crissement sur le papier et se soulève
et je crierai leurs noms raturés
et je crierai

j’ai vu soudain et revu encore cette image
alors j’effacerai les frontières

je vous le dit

j’ai fait vœu de brèche

vœu de brèche

Oui, quelque chose est en train de craquer dans la toile du monde

Oui, quelque chose est en train de craquer dans la toile du monde

les bulldozers ont dérangé le sage ordonnancement des sillons la terre semble vomir son humus balayé par les pluies dans ces ornières profondes ma terre balafrée

je suis là dans la rumeur trop proche de vos petits et de vos grands véhicules où le temps se fissure dans l’asphalte
je suis là chaos debout et il y a ici ce mouroir en forme d’usine de building c’est au milieu d’un parking géant entouré de lacets et de bretelles nos rubans de bitume de béton que j’ai fait vœu de brèche

mes mots crient vous entendez moqueries peut-être mots tordus phrases hachées tachycardie
un monde s’effondre j’ai glissé ma main dans une lézarde j’ai caressé ses bords du bout de mes doigts engourdis

j’y ai glissé mon corps tout entier ouvert dans cet interstice fêlure craquelée toile déchirée pores évents recouvrés d’une terre dans sa gangue

manufacturée

Et le ciel dans ses jours m’a bercée
j’ai compté ses lacunes dans le froid

au son des bulldozers
terrassant
la terre
gelée

« Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, et ce qui doit arriver ensuite »

Et un éclat de ferraille fiché dans le sable
Une lame émoussée rongée par le sel dressée

Dans le ciel les coutures craquent
On aperçoit des points de lumière qui filtre par les trous de l’aiguille
Dans le ciel décousu
On aperçoit l’univers qui s’infiltre goutte après goutte
Dans le ciel les coutures craquent
L’univers s’effondre sur nos têtes

Il pleut des supernovae et des naines blanches, des galaxies et des trous noirs
Qui saisissent dans leurs poings serrés le tronc des arbres creux

Un jour j’irai passer la pelle et la balayette sur le sommet d’un gratte-ciel
Et je sèmerai la poussière d’étoile devant vos visages masqués et vos bouteilles d’oxygène

Un jour

J’irai dans le désert déterrer un éclat de ferraille
Je ferai de cette lame rouillée mon épée et une langue à double tranchant à secouer devant votre nez

L’univers s’effondre sur nos têtes brûlées par la nuit
Plus un cheveu sur nos cailloux plus un ongle au bout de nos doigts
Tout juste deux éclats de météorites

à la place des yeux
et nos lèvres scellées

Liquide

J’ai laissé les mondes se répandre sur la page où ils ont puisé à la source je n’ai plus été soudain qu’une barque descendant les rapides j’ai laissé couler de ma bouche des flots de mots des flots de mots dans les rapides j’ai atteint l’endroit le lieu où m’échouer mais les mots n’ont cessé de s’écouler de ma bouche dans le vertige des lointains échos sirènes hurlantes ondines dans le flot glissantes vitesse accélérée des nuages dans la pulsation des herbes germinantes coquelicots fripés dans ma bouche sentir mon cœur battre à l’étroit dans la fente des yeux voir défiler les mondes encore et encore et se prendre dans mes cheveux liquides et ce rythme s’installer d’arbre en arbre couler de ma bouche rivière fleuve amazone l’eau puissante emporte toutes les vibrations dans son or fondu lave où se noyer où poser la barque par la fente de mes yeux je l’ai laissée partir avec le flots des mots qui s’échappent de ma bouche des mots ils prendront la forme de moi quand tout de moi aura coulé quand tout de moi aura fusionné dans le rythme des mondes pouls des vivants et des pierres goutte après goutte clepsydre des déserts où trouver la source je suis la barque je suis le temps les grains de sable du désert soulevés par le vent je suis le fleuve je suis le courant je suis les mots qui s’écoulent de ma bouche.

Super 8

Je t’ai regardée tournoyer dans ta grande robe et rire en noir et blanc comme dans un super 8 muet que je pourrais projeter encore et encore te regarder sans entendre ton rire comme un souvenir effiloché je pourrais te voir tournoyer au ralenti à l’infini sur une autre musique à chaque fois triste ou gaie ou répétitive ou emportée je t’ai regardée de plus en plus loin dans le paysage que j’ai collé derrière toi il y en aurait un par saison un pour la ville un pour le désert un pour la jungle un pour la campagne un pour le Sud un pour le Nord pour l’Est et l’Ouest je t’ai regardée tournoyer et j’ai reculé dans mon décor sans m’apercevoir que j’avais disparu.

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Mis en image par Luc Lamy, ici.