Témoin

Elle a vu le trouble sur le jour elle a vu brûler le regain sous un ciel d’acier elle a marché longtemps dans une campagne désertée et au sommet de chaque dune de terre elle a senti un peu plus à chaque fois le monde se refermer en elle et s’endormir comme un fœtus dans sa mer close elle a senti sa caresse dans les contours flous de son intérieur elle a marché encore dans les sentiers effacés dans les traces éphémères d’une humanité disparue elle s’est sentie guidée par le vent et accompagnée par les herbes folles elle a couru dans la légèreté de l’instant elle a senti la lumière la traverser et son ombre frémir et s’allonger sous un arbre elle s’est assise enfin dans l’annonce d’un couchant faite à la terre et l’attente a déployé un dais de songe au-dessus d’elle et un voile noir devant ses yeux ouverts elle a vu le trouble sur le jour elle a vu brûler le regain

Ailleurs

Je vous écoute sans savoir comment vous entendre. Je suis déjà partie, et vous le savez, sur ce chemin qui commence ici. Mon regard tombe de l’horizon à mes pieds, sans que je puisse le redresser. C’est le chemin qui l’avale, longue langue au goût de terre. J’hésite à marcher dans les herbes du milieu. Ou dans les ornières. Si je sortais mes mains de mes poches je sentirais les piqûres du froid dans l’air creux. Ou, les paumes vers la terre caillouteuse du chemin, c’est l’énergie du monde qui les traverserait. Mais je garde mes mains dans mes poches et j’agrandis le trou dans la couture. Du sable s’en écoule et file entre mes doigts, que je ne me souviens pas avoir ramassé. Je trace ainsi une ligne involontaire, perpendiculaire à la ligne imaginaire que mes yeux refusent de regarder. Je ne sais pas comment vous entendre et vous le savez. Vos lèvres remuent, mais c’est un air de piano qui a capturé mon âme au bord du chemin. Celui qui commence ici. Je suis déjà partie. Vos lèvres remuent encore. J’ai choisi de marcher dans les herbes, au milieu. Les mains dans le vent, j’embrasse l’énergie du monde qui s’écoule de mes doigts. Mes yeux avides percent l’horizon qui s’enroule autour de moi. C’est avec ce fil bleuté que je raccommoderai mes poches. Et vous n’êtes plus qu’un point. Un point qui aurait des lèvres. Des lèvres qui remueraient. Mais c’est un air de piano que je poursuis jusqu’au soleil couchant. En dansant comme un coquelicot dans le vent. Sur ce chemin qui m’aspire et où je disparaîtrai. Dans la ligne imaginaire de mes pensées.

Ce qui me tient éveillée

À force de marcher j’ai fini par traverser l’épaisseur de ma fatigue. Elle était là, dans l’embrasure, à regarder les étoiles.

J’aurais voulu l’embrasser tout entière. Passer le bras par cette porte noire et me laisser happer dans le grondement d’un instant lointain.

Et j’ai aperçu mon sommeil, cloué au ciel d’Orion. Trois petites pointes embrasées dans une nuit sans fond.

Le mouvement du ciel

Le ciel mouvant défile en accéléré sous une note tenue des voix qui l’accompagnent les yeux fermés le ciel bouge dans une urgence que personne ne comprend dans une danse lente depuis longtemps oubliée le ciel se meut dans sa ligne de fuite mais nous restons là pris par cette note qui nous tient points aveugles sur une carte prisonniers des ombres des choses qui dissimulent l’horreur comme ces voix qui martèlent répètent à l’infini nous tirent dans le sens du ciel boursouflé qui file le long des failles dissimulées par la note en soubassement d’un monde en ruine la douleur s’insinue dans l’oreille rafales de vent en vagues répétitives font peu de cas des obstacles de nos décombres se détachent de terre dans l’apesanteur lente d’une note qui nous traverse flux de brume dissimule nos fissures nos lézardes dans la poussière qui se dépose à reculons de nos souvenirs où les colonnes du temps se dressaient à nos pieds dans un ciel immobile.

Derelitta

Derelitta - Botticelli

Le balancement des choses devant le mur des oublis aux aspérités concaves usées par la pulpe ravinée des doigts des mémoires perdues au seuil de prairies d’asphodèles où le visage caressé par les hautes herbes les âmes cheminent levant haut leurs pieds sans chair et la brise tiède s’insinue entre les doigts écartés les paumes face à la colline où domine un rocher plat promontoire fusée figée le balancement des choses quand j’ai sauté à pieds joints dans une flaque de larmes elle pleure dans ses cheveux longs silencieuse je la suis pas à pas vers la barque amarrée là-bas assises face à face sur les bancs nous fendons l’eau sans ramer on aperçoit ses yeux avec au fond du paysage le désert rouge de l’est tu veux t’y fondre consumée par la mort d’un autre qui t’appelait par ton prénom dans le jardin un jardinier irreconnaissable l’arpentait avant de disparaître et tu pleures âme corps esseulé dans l’empreinte de ton pied une asphodèle apparaît le vent de vertige n’aura pas raison de toi.

*

(Texte initialement paru le 6 novembre chez La Méduse et le Renard dans le cadre des Vases communicants)

Illustration: La derelitta attribué à Botticelli, vers 1495, Rome, Palazzo Pallavicini Rospigliosi, Galleria Aurora.

Descente

Dépêche-toi ils t’attendent en bas tu ne t’appelles pourtant pas Perséphone as-tu goûté à la grenade c’est toi qui nous plonges dans l’hiver tu ne t’appelles pourtant pas Perséphone dénoue les amarres qui retiennent la barque traverse ne traverse pas ce fleuve son eau noire boit ta lumière est-ce ton reflet tu ne t’appelles pourtant pas Perséphone cours on t’attend dépêche-toi c’est toi qui a ouvert la porte avec ces mots gravés que tu connais parlent-ils d’espoir voici l’escalier chaque marche t’arrache un tesson de souvenir tu descends sans fin dans une nuit où nulle lune ne luira plus tu as découvert enfin cette crypte que tu as au cœur ne te manque plus que la clé.

Au centre du cercle

Suspendue par un bras à la légèreté des voix ce point dans mes entrailles me leste repliée suspendue recroquevillée en tournant sur moi-même coup de poing un geste se détend au ralenti les voix restent alignées ou serpentent j’ai perdu le fil sans commencement ni fin les voix restent alignées ou serpentent traces duveteuses à l’œil j’ai lâché le fil pulvérisé cette poussière est là portant mon reflet dans chacun de ses grains en cercles concentriques ricochets se répètent dans la perpétuité toujours suspendue pas le bras j’ai serré le fil dans ma paume refermée.

Ombre

J’ai rêvé d’une sieste sous un arbre abattu j’ai rêvé que je sombrais dans son ombre nuit j’ai rêvé que je frissonnais les yeux ouverts sur un autre monde sous l’arbre abattu toujours vivant couché sur le flanc toujours mourant j’ai rêvé d’un réveil impossible d’un corps pétrifié d’une âme statufiée parcourue de ruisseaux glacés aux sources comme les branches ses bras tendus vers le ciel aveugle j’ai rêvé que ma sève s’écoulait hors de mes veines que quelqu’un avait tranchées mon sang le long de mes racines goutte rosée que vous boirez endormis sous l’arbre que vous avez abattu.

Do

Je sens mon corps disparaître et mon esprit s’échapper. Assise ma tête est mon lest enroulé. Je tends mes bras jusqu’à la pointe des doigts pour saisir la lune et oindre mon front de ses rayons. Mon crâne est suspendu au ciel. J’enfonce mes talons dans la terre pour pousser des racines et mes genoux fléchissent comme des ressorts. Mon bassin bascule et je m’enroule encore. Mon esprit et mon corps me sont revenus et je m’endors enfin.

La porte

Franchis la porte cette arche pont changeur nul battant un vide pour seuil et une muraille traversée par une onde un corps en apesanteur qui pourrait tournoyer mais une porte à franchir fente meurtrière ferme les yeux retiens ton souffle tu flottes dans ta robe d’air nulle sentinelle nul gardien plonge sous l’arc ployé il n’y a rien de l’autre côté.

Naissance

J’ai enjambé un ciel froissé inconsciente dans mon moule qui se fend perdue dans le mystère tressé d’un ciel indéfait le talon enraciné dans la lande crépue le coude dans l’horizon feutré chaque chose me semble à sa place sous un soleil en quartiers chacun de mes rouages dentés luisent dans mes cheveux qui cascadent dans la mer éternellement effondrée éternellement défaite dans le reflet d’un ciel changeant d’un ciel naissant.

Le silence de la tempête

Ma voix s’élève dans le silence. Absorbée tout entière, souffle inaudible. Ai-je dit quelque chose ?

Une parole emportée par la tempête, cortège des feuilles mortes dispersées par le vent. Courent en remontant la rue ou tourbillonnent un instant.

Ma voix s’élève dans le silence. Celui de mon esprit dans la tempête. Ai-je dit quelque chose ?

Une parole emportée par le vent, aux quatre vents, jetée sur la route. J’entends siffler les châtaigniers et grincer les cyprès du cimetière.

Châtaignier dans la tempête

La courbe de l’attente

D’un simple saut j’ai plongé mes doigts de pieds dans une mer indécise et le mur derrière lequel j’ai regardé s’est écroulé soudain.

Et toi assis sur le banc sous le platane tu fais défiler les paysages en clignant de l’œil tu reprises ta chemise tu tiens la ficelle d’un cerf-volant tu construis un nichoir à oiseaux.

En regardant par dessus mon épaule c’est le dos de l’absent que j’ai vu.

Et toi qui ravaudes tes chaussettes tu contemples les courbes des vallées ou les oasis dissimulées dans la faille du monde.

Je t’ai donné rendez-vous dans la ville en ruine léchée par les vagues au pied d’une colonne en haut de laquelle niche une cigogne.

Et toi tu te balances au rythme du battement des nuages.

D’un simple saut j’ai franchi un ruisseau avant la débâcle j’ai frissonné trembloté grelotté et puis j’ai vacillé dans la lumière indécise de l’horizon vide.