Je reviens

Proposition n°1

Je reviens

Le métro s’est arrêté à République. Ce n’était pas sa station, mais sur une impulsion elle est descendue. C’était le soleil ou l’automne. Platanes, feuilles découpées brun terne, akènes en boules velues sur les trottoirs. Le square du Temple, là-bas, ou la rue Notre-Dame-de-Nazareth ? L’hésitation l’emporte sur l’impulsion. Elle pourrait rester figée indéfiniment sur le trottoir, avancer en regardant ses pieds. Ne pas marcher sur les lignes de démarcation des pavés. La porte de l’immeuble était vert sombre dans ses souvenirs. Aujourd’hui elle ne saurait en appréhender la couleur, passée, bleu, vert, noir. Toujours dans ses vantaux deux fenêtres ornées de croisillons, et l’arc au-dessus comme une demi-roue avec ses rayons.

Pour : l’atelier d’été | construire une ville avec des mots http://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article210

Silence

 J’aime regarder toutes ces choses du dehors qui bougent presque imperceptiblement. Cette herbe qui frémit, légère. Le feuillage de l’arbre lointain au travers duquel filtre la lumière du soir. Les pétales blancs du pommier qui tombent aussi doucement que des flocons de neige. Cette branche qui se balance au rythme d’une musique intime.

Et puis, tout à coup, le temps se fige.

Seule la silhouette d’un oiseau tressaille dans le crépuscule.

*

15 août

Ils avaient jeté leurs lignes dans le vide et, pris dans le tourbillon des traces laissées par la nuit, ils s’étaient endormis. C’est alors qu’ils l’avaient vue, couverte de sang, s’avancer vers eux, le regard éteint. Elle portait dans ses bras un gros poisson dont les écailles réfléchissaient les lueurs qui filtraient du vide. Dans le silence impénétrable qui s’était répandu dernièrement dans cette zone d’absence, ils contemplèrent cette image mouvante sans oser la toucher, jusqu’à la disparition complète du point coloré qui était ce qui restait encore d’elle. Un point, juste un point et puis plus rien. Un jour ils se réveilleraient et il serait temps de comprendre.

Jour Ordinaire

« Je ne t’aime pas » le quai du métro est bondé il est tard pourtant on est là tous comme des manchots sur la banquise par milliers prêts à se jeter à la mer avec la moiteur les remugles les exhalaisons fétides en plus je te vois sans le vouloir

{abattement, boulot, crevés, claqués, écumes, excrétions, humeurs, infections, lessivés, parfums, peines, pestilences, relents, soucis, sueur, surmenage, touffeur, turpitudes, vapeurs}

mais putain quand est-ce qu’il arrive ce métro ? je pourrais me jeter dessous tiens quelle idée mourir pour ça pour toi et je vais devoir supporter ta présence pendant tout le trajet du retour ? non tu vois cette douleur-là c’est comme une brèche de lave dans ma poitrine ça pourrait cautériser la plaie mais non ça brûle et en même temps une soudure brutale de mes côtes tu vois tu t’y connais à me faire souffrir tu connais mes fissures tu as trouvé les outils qu’il faut et ce putain de métro qui n’arrive pas et cette foule qui s’agglutine non je ne pleurerai pas à quoi bon tu peux pleurer dans le métro tout le monde s’en fout ils détournent le regard c’est mieux comme ça

{apathie, mépris, indifférence, absence, abstention, anesthésie, assoupissement, cruauté, dédain, désaffection, désinvolture, détachement, égoïsme, éloignement, frigidité, froideur, impassibilité, inattention, incompréhension, incrédulité, incuriosité, indétermination, indolence, insensibilité, je-m’en-foutisme, neutralité, nonchalance, oubli, refus, sécheresse, stoïcisme, tiédeur}

« je ne t’aime pas » pourquoi j’ai choisi de souffrir ? je crois que je ne veux pas admettre que pour une fois tu es sincère que tu me dis quelque chose d’important dix ans pour ça ? je voudrais me sentir torche et mettre le feu à tout le bastringue mais toute la douleur s’est réfugiée là au centre c’est tellement plus facile de se sentir victime de se laisser faire se laisser glisser dans la fosse de vouloir mourir

{Antigone, Ariane, Cléopâtre, Dalida, Didon, Dorine G., Emma B., Eurydice, Iseult, Jean S., Juliette C., Ophélie, Marilyn M., Phèdre, Romy S., Sylvia P., Thisbé, Virginia W.}

je ne veux pas regarder je ne veux pas te voir je monterai dans un autre wagon si ce métro se décide enfin un jour à arriver comment peut-on être là à ce point-là englué sur un quai de métro sale dans cette puanteur à regarder les rats se faufiler derrière les fauteuils du quai d’en face ou les clodos déjà dans un autre monde leur échappatoire emballée dans un sachet en papier kraft et qu’est-ce qu’il a celui-là à côté il veut ma photo ? il a jamais vu quelqu’un qui a une envie pressante de se jeter sous une rame de métro ? non en fait il doit plutôt être en train de mater la femme dénudée en quatre par trois dont le corps est vendu par les Galeries Lafayette aux voyageurs

{affiche, agression, annonce, battage, boniment, bourrage, bruit, campagne, dèche, dénudé, dénuement, encart, femme-objet, fric, indigence, indécence, manque, matraquage, misère, mouise, nudité, obscène, pauvreté, pollution, propagande, prospectus, publicité, réclame, Sdf, sexisme, slogan}

« je ne t’aime pas » c’est maintenant que tu t’en aperçois et tu pouvais pas attendre qu’on soit chez nous que je puisse te claquer une porte au nez ? je sais bien que pour une fois tu dis la vérité mais tu vois je n’ai plus la force non vraiment plus la force me laisser glisser et pourtant c’est le contraire je suis en train de me pétrifier sur place dans la promiscuité avec les manchots mes compagnons de route involontaires sur ce quai de métro ne me regardez pas surtout faites comme d’habitude comme si tout ce monde-là n’existait pas où irions-nous s’il fallait faire exister toutes les ombres qui hantent les métropoles il y a bien des stations de métro désertes pourquoi tu n’as pas choisi de me livrer ton cœur dans une station déserte ? et merde ce métro qui ne veut pas venir non tu as bien fait finalement j’aurais été moins seule qu’au milieu de tous ces joyeux usagers du métro ça aurait eu moins d’effet à quoi bon assassiner quelqu’un dans une ruelle sombre au milieu des poubelles quand on peut le faire au milieu d’une foule dans l’indifférence générale avec les poubelles en prime ?

{abject, crasseux, blafard, crime, écœurant, glauque, ignoble, infâme, inquiétant, livide, louche, lugubre, nauséabond, obscur, répugnant, sinistre, sombre, sordide, suspect, trouble}

« je ne t’aime pas » et les rats j’avais oublié les rats parfaits pour le décor je te déteste tu sais tu n’avais pas le droit de me dire la vérité pas après dix ans je suis injuste oui je sais toi ce n’est pas sur un quai de métro que tu es englué c’est ton passé qui est ton éternel présent allez viens le métro arrive j’ai beaucoup d’endurance à la douleur tu sais et je n’ai pas encore vu le bout du rouleau.

***

(Texte initialement paru sur le blog Koukistories dans le cadres des Vases communicants de mars 2010)

Le dernier rêve

Elle a ouvert les yeux.
Elle voit le pâle silence. Elle entend le chuintement des couleurs et des tons qui se fondent. La fenêtre. Les objets ne sont plus objets ils sont mêlés inextricablement au sol aux murs à l’air… Air très dense ici empreinte de leurs formes familières là raréfié… irrespirable… La fenêtre.
La fenêtre est ouverte… la brume nocturne a envahi la chambre… Tout est immobile sauf les rideaux… la fenêtre… qui ondulent…
Elle se lève… Spectre dans sa longue robe blanche, une voix l’appelle… la fenêtre… la fenêtre… Elle est tirée vers la fenêtre, une voix ténue, imperceptible et démesurée dans le silence qui suinte des murs, du plafond blême, absorbé par le grand miroir, la fenêtre. Elle s’avance vers la fenêtre ouverte vers la fraîcheur qui ranime les contours. La lune laisse évaporer sa lumière. Déjà elle est au-delà de la fenêtre, déjà elle glisse lentement dans le vide. Et sa robe blanche, son linceul, l’étoile mordorée de ses cheveux, une nouvelle fleur illumine le jardin…

*

Il y eut un bruit étouffé.
Elle ouvrit les yeux.
Elle entendit, dans le silence, son cœur battant. Les couleurs restaient incertaines. Les objets recouvraient peu à peu leur aspect familier et leurs contours exacts : le bureau avec son amoncellement de feuilles noircies ; ici, le guéridon ; là, le grand miroir réfléchissant la lumière du réverbère, dehors.
La fenêtre était fermée. Tout était immobile, sauf l’aiguille effilée du réveil, poursuivant discrètement les secondes.
Elle se leva. Une voix ? Non, juste son souffle au rythme oppressant. Et la fenêtre était fermée. Elle sourit, la fenêtre était fermée.
Comme pour exorciser un souvenir angoissant, elle l’ouvrit, se pencha : en bas, un grand linceul blanc illuminait le jardin.

*

… Son cœur s’est arrêté.

(janvier 1992)