Tu danses

Tu tournoies sans pouvoir t’arrêter dans la musique industrieuse qui martèle et frotte et pince prise de spasmes électriques au vent déjanté ricanant tu tapes du pied tu tapes du poing ça ne veut pas s’arrêter le sol chavire et le béton te tend les bras te tend les bras te tend les bras tu tournoies terre néante sources souterraines se jettent sur toi et l’eau noire tournoie autour de toi son sourd plus que clapotis cardiaque au souffle poussé expir dérangé chaque pas dans la fange des égouts sirène perdue sous les néons tunnel en poumon noir bras écarté dans la liturgie sidérurgique du temps ordinaire tu frappes avec la grâce écœurante d’un balancier.

Dans la ronde

Un fragment de miroir posé dans l’herbe du pré reflète un ciel en tessons tu fredonnes un air doux clapotis moelleux et douillet je pose dans la fraîcheur d’un été futur des pas de fourmi sur la ligne quiète du temps clair tu admires ton reflet dans la baignoire à pieds convertie en abreuvoir et tu ris toute une salle de bain transportée au dehors pour les bêtes qui paissent pleines de grâce la prairie tendre et suave pas de géant dans l’air clément et rose du soir qui patiente il attend son troupeau qui marche vers la nuit d’un pied paisible et le monde en tournant nous berce dans la tendresse de ses rivières avec tous ses autres enfants.

Une rencontre au coin du ciel

Tu es apparu et je t’ai aperçu du coin de l’œil
Mais dans le filet de l’ombre et de la lumière je n’aurais pu dire si tu étais l’ombre ou la lumière
Et puis j’ai su que tu avais bougé à ce frémissement soudain de la rosée
Mais je n’ai jamais pu savoir si tu étais dans le réseau des branches nues ou dans les morceaux découpés du ciel
J’ai ouvert toutes les portes du couloir pour suivre tes mouvements fugaces
Mais quand je croyais te saisir je ne tenais plus entre mes doigts que le fil dévidé infiniment d’un accroc dans ton ombre
Tu étais peut-être l’ombre
Ou peut-être la lumière

Quand tu es apparu toute la rumeur du monde s’est tue
absorbée par ta présence
Mais je ne te voyais pas
Peut-être t’étais-tu dissimulé dans l’épaisseur dorée des grains de lumière en suspension
Peut-être que tu étais l’air devenu liquide
Ou l’eau de chacune des gouttes de la pluie
qui tombe dans le bassin où tu venais t’abreuver
Tu me faisais des signes
Mais je ne les comprenais pas

À chacun de tes pas poussaient en un instant sous tes pieds des fleurs sauvages
écloses puis aussitôt fanées
vibrantes dans l’éclat discret de leurs couleurs
embaumant l’air immobile
puis soudain mourantes et mortes
Car tu étais sans nul doute le germe et la vie
la brûlure du temps l’extinction et la mort
Tu n’étais peut-être pas la vie
Peut-être pas la mort
Peut-être étais-tu le passage
la fleur et l’humus
l’arbre et le nuage

La porte s’ouvrait dans un grincement et je savais que tu étais là
Il y avait eu cet éclair infime accroché au coin de mon œil
Et cette résorption des bruits intimes de la maison
Tu étais peut-être ce silence
Tu étais peut-être la maison

Tu me parlais sans paroles
Caché dans l’ombre glissante de mon fauteuil
Ou tout à coup suspendu à l’ampoule au plafond
Je le savais car les feuilles découpées du lierre avaient frémi sous tes bonds légers
Tu me parlais cette langue inconnue
Mais tout ce que je percevais c’était un chuintement subtil près de l’oreille
Ou le vrombissement lointain d’une abeille

Et puis un jour tu n’es plus venu
Je t’ai cherché dans la palpitation douce de l’ombre et de la lumière
Dans le regard pas encore éteint de la vieille dame dans le jardin
Je t’ai cherché à la tombée du soir derrière les premières étoiles
J’ai cherché le silence que tu étais
J’ai couru à en perdre haleine
Ton absence était aussi palpable que ta présence était insaisissable
Je me suis couchée sur la mousse au bord de l’eau
Et j’ai tiré sur moi la couverture et le drap
Et j’y ai lu soudain l’adieu que tu y avais brodé
au fil des jours

Retour aux origines

j’ai fui dans la douceur des temps j’ai rêvé de m’éteindre de m’étendre de m’étreindre j’ai plongé dans les paysages et les déserts j’ai nagé dans toutes les mers et dans les eaux du Jourdain j’ai vu le soleil se lever sur les monts de Judée j’ai couru dans les champs de luzerne et de blé j’ai rêvé de dissolution de disparition de déroute j’ai prononcé tous les mots laissé agir tous les verbes accueilli toutes les phrases j’ai dessiné tous les horizons tous les corps je me suis séparée de moi j’ai rêvé d’anéantissement et de ruine j’ai rêvé de me résoudre dans l’absence d’un corps j’ai fui encore je me suis laissée porter par les voix et par les ombres et par les senteurs des prairies j’ai marché avec les âmes des morts j’ai rêvé que je n’avais plus ni ancre ni amarres ni attaches j’ai rêvé que j’étais un akène flottant dans le temps disloqué j’ai compris la poussière que j’étais redevenue et je l’ai enfin aimée.

Quand la lune sonne brume

quand la lune sonne brume
tu es l’ombre au jour
qui nomme le lent surgissement
de ta face éclipsée

tu te tiens devant moi
à la distance respectueuse
d’un souffle comme
une caresse de la nuit

tu as couvert ma nudité
de ton manteau
et ses effluves d’humus
m’ont donné la fièvre

je bats à mon cœur tambour
dans le silence absolu des déserts
toi et moi tendus l’un vers l’autre
nos regards s’embrassent

et sous nos pieds germent soudain
tous les sommeils qui s’éteignent
naissent croissent et meurent
en une seconde qui toujours existe

à travers l’épaisseur du silence
que m’effleure le visage de tes doigts
et foudroyée je serai
rendue à mon corps vivant

dans les ombres du temps
ce temps adagio qui vient

Dans le souvenir d’elles

vide au front sans vertige
ou si peut-être

le vertige d’être

posée

vacante

dans le souvenir d’elle
pointe d’amertume fichée dans la poitrine
vivante
absente

je fais le tour comme l’aiguille du cadran
et je pourrais bien faire tic tac tic tac tic

alors
j’ai photographié les entailles faites à ma terre
et la boue et l’eau prisonnière

et des piliers de béton
mascarade forestière
ne laisseront pas entendre de confuses paroles

vide à ras bord
et pleine de cette autre
qui frissonne sur la rive

les pieds dans la boue
l’âme dans les sifflements du vent
courbée dans tes empreintes

chacune à l’une des terminaisons de ma pensée
reliées par un drap blanc

Flamme

c’est la flamme qui prend l’intérieur du corps
chaleur juste

saisie au poignet remonte depuis la plante du pied caresse la nuque
un brasier dans la poitrine

la voix de la mère vibre
dans le pleur
à genoux

les cris s’écrivent muets dans les décombres du monde
se conjuguent à tous les temps
imparfaits

l’imperfection de vivre
avec cette brûlure au dedans
se transmet de corps à corps

et nous pourrions crier
véhéments
dans la démence de l’instant qui tressaille

consumés
dans le feu de sa voix
qui appelle

tournant autour d’elle
comme des chiens comme des loups
affamés

et nous pourrions trembler
la flamme s’éloigne
la flamme rejoint le brasier

au hurlement des chiens et des loups
nous joindre

toute humanité
bue

Une parole

tu chantes dans la rue étroite
porteuse des éclats d’une pierre taillée

toute une vie dans une pensée
tu frappes aux portes
message délivrante
méditative chantante

de tes doigts tendus et froids
la peur s’est écoulée
comme fluide se répand
fleuve alangui en crue

tu voles de porte en porte
portée par le flot lent du givre
temps coagulé en son visage

ton message c’est elle et tu dis
« Elle ouvrait les yeux du silence »

et tu chantes encore et tu danses
dans la flamme alentie d’un soleil fuyant
dans le temps fixé aux échardes

« Elle ouvrait les yeux du silence »
et plus rien ne t’emporterait

Torche vive suis

torche vive suis
seule la nuit vient

voix qui tremble
entrelacée lierre embrasse

réceptacle de tes larmes
sur le chemin du puits

sandale au sable
poussière des mers éteintes

tu souffles verre s’écoule le long
de l’éternité

torche vive aveugle
enfante le jour présent

voix palpite
comme bête blessée

recueille en coupe
eau salée d’icelle

qui puise d’un pas ample
au désert

seule fut la nuit
glissée dans la fissure

glissée l’éternité
dans la brèche refermée

Assise

échappée dans l’or riant des enfances amoncelées
tas de linge qui attend sa lessive
tu tournes en rond dans ma cage de douleur

j’ai laissé quelque chose sur la route
mais quoi ?
les mots se dissolvent comme le sucre dans une tasse de thé

que feras-tu au tournant des jours ?
émincer des oignons et pleurer
faire revenir les faits et gestes

sur le front ou dessous ?
dans le magma du crâne à présent
mais ailleurs sans moi

étendre ce linge mouillé
au battement méditatif
du geste du toucher de la tâche

faire le tour et dormir
corps dans l’échappée du chemin
ou esprit ?

j’ai laissé
assise
la lassitude m’étreindre

Pythie

on me porte nue
dans les ombres de ta voix
elle crépite feu dévorateur d’idoles
pierre qui glisse n’amasse pas or quand je m’éteins dans les flammèches dansantes de tes cheveux

car je suis philistine
aux nues pythie gueulante
cassandre qui couve ses songes envahis de racines tortes et puissantes
perdu enfoui le sens reste folie
aux cheveux nattés en torsade nuque ployée sous le joug des déments

car murée dans cette cave hermétique
où salpêtre m’échoit
je trace avec mes ongles les hiéroglyphes d’une langue coupée
aux cendres cheveux je découpe et je fends

ton palais pourrait bien s’écrouler sur mes os de jonc
et ma main tremble et mes mots tremblent devant la terre qui s’ouvre à mes pieds précipités
et la débâcle oraculaire m’ouvre enfin la porte des grincements illisibles
qui débordent de mes flancs
percés

tu as posé la monnaie du changeur d’âme sur chacune de mes plaies et le fer de ta lance sur mon côté
mes rêves palpitants de désastre se sont taris avec mon souffle brûlant
corps revêtu de ses signes et chaussé de présages
dans son linceul tissé de cheveux de chaux éteinte

je me dissous dans cette terre effondrée
de ma bouche cousue soudain déhiscente
germeront les glyphes chiffrés

une voix
dans le désert

Trêve

Il y avait le long du chemin
fossé rigole
au moins trois fois
sans moi
cours encore

tu étais là
dos
au tronc de l’arbre sans nom
sans que je te connaisse
bois homme vue sur
le fossé serpente
halète

et je ploie
irrégulière
dans ma honte bue
sans savoir toi
si

si toi
je ne sais

j’ai pris cette route
indicible dans le bois
qui m’a prise
et j’ai cru

tu es là
dos au tronc de l’arbre
assis au pied de l’arbre
dans la paix de l’ombre
arrosoir
de paix
au chant
sans violon ni piano

je ne sais qui tu es
mais je m’assoie
tu es là
sans parole
le front caressé par la brise
et je regarde aussi
par là
comme toi
que je ne connais pas

et j’ai vu ma silhouette
sur le chemin
s’effaçant dans la poussière
que j’ai imaginée

le bruit du ruisseau
dans le fossé

et le frisson de la mère nuit
a ruisselé dans mon dos

tu m’a regardée

tu as souri

disparition de la mer

(à Christine Jeanney)

je m’étendrai à même la grève
la nuit bordera ma couverture de sable
et la mer chantera sa berceuse
à mes oreilles en forme de coquillage

quand la tempête aura glissé jusqu’à moi
je serai prête

je ramasserai la nacre du ciel
et je lui offrirai à genoux

dans le tohu bohu d’avant la création
j’ai entendu battre les pulsars

c’était l’impulsion

qui

manquait au mouvement des corps
marchant sur la grève

au rythme

exaspérant

d’un pas en arrière

d’un pas en avant

vagues vagues

et quand je me suis retournée
la mer avait disparu

dans la remontée du temps
chantant sa litanie d’étoile en étoile

langue brillante de sel
la trace du dernier coquillage

dans le sable veuf
qui m’avait enveloppée
dans son secret

Eau le corps

les zébrures du temps
sur sa nuque renversée
ont

jambes de mer
dans le ressassement des galets roulés par les vagues

elle dit
je suis ce carreau descellé
dans la pièce de ta vie
qui oscille et bruit
quand ton pied l’effleure

il dit
je suis la main de la pluie
qui trace un chemin sur ta peau
toujours le même toujours
un autre mon labyrinthe

ils sombrent dans le frémissement de la houle
en désordre
empreinte

dissimulée en cercles concentriques
tangue l’onde de choc

aux corps d’eau
vont

dans l’agitation de leurs pensées

Parfois le monde

parfois le monde
cesse parfois le monde
se replie
suivant les pointillés
de l’existence

parfois je reste aussi immobile
qu’absente aussi absente
qu’étrangère aussi étrangère
que transparente

posée dans le monde
qui ne m’a pas créée
posée dans la fiction
qui ne m’a pas écrite

parfois le monde
vibre parfois le monde
me frôle sans trace
dans le bruissement
des ombres en faction
qui défilent

parfois le monde
me broie et m’étreint
et dans la douleur
je connais soudain l’opacité
de ses fantômes
qui violent les âmes

à coups d’aiguille
à coups de lame
parfois le monde
me fauche
herbe séchée par l’été
dans son regain
rouge innocent

parfois le monde
s’aveugle et se tait
pour accueillir
les songes embusqués
qui le frapperont
dans le dos

parfois je préfère
me retirer dans le tintement
d’une source dame d’un lac
sans épée
guetteur aux yeux fermés
dans le trouble du soir