Effraction lente

L’encre venin
A crocheté la serrure

Et tu dis

Le fil ne se dénouera pas
Dans ce souvenir cousu dans la poche intérieure de ma mémoire
Il ne mourra pas
Tant que j’appuierai mon dos contre le mur
Avec la solitude pour seule couverture

Et tu dis encore

J’ai cueilli cette pomme que tu tiens dans ta main
Comme une pierre
Mais le carreau est déjà brisé dans la fenêtre de ma mémoire
Et tes mots écrits ont pris cette couleur brune
Des feuilles mortes qui flottent à la surface des choses

Et tu restes là comme si tu avais claqué la porte
À jamais branlante de tes souvenirs
Effacés

Ailleurs

Je vous écoute sans savoir comment vous entendre. Je suis déjà partie, et vous le savez, sur ce chemin qui commence ici. Mon regard tombe de l’horizon à mes pieds, sans que je puisse le redresser. C’est le chemin qui l’avale, longue langue au goût de terre. J’hésite à marcher dans les herbes du milieu. Ou dans les ornières. Si je sortais mes mains de mes poches je sentirais les piqûres du froid dans l’air creux. Ou, les paumes vers la terre caillouteuse du chemin, c’est l’énergie du monde qui les traverserait. Mais je garde mes mains dans mes poches et j’agrandis le trou dans la couture. Du sable s’en écoule et file entre mes doigts, que je ne me souviens pas avoir ramassé. Je trace ainsi une ligne involontaire, perpendiculaire à la ligne imaginaire que mes yeux refusent de regarder. Je ne sais pas comment vous entendre et vous le savez. Vos lèvres remuent, mais c’est un air de piano qui a capturé mon âme au bord du chemin. Celui qui commence ici. Je suis déjà partie. Vos lèvres remuent encore. J’ai choisi de marcher dans les herbes, au milieu. Les mains dans le vent, j’embrasse l’énergie du monde qui s’écoule de mes doigts. Mes yeux avides percent l’horizon qui s’enroule autour de moi. C’est avec ce fil bleuté que je raccommoderai mes poches. Et vous n’êtes plus qu’un point. Un point qui aurait des lèvres. Des lèvres qui remueraient. Mais c’est un air de piano que je poursuis jusqu’au soleil couchant. En dansant comme un coquelicot dans le vent. Sur ce chemin qui m’aspire et où je disparaîtrai. Dans la ligne imaginaire de mes pensées.

Ce qui me tient éveillée

À force de marcher j’ai fini par traverser l’épaisseur de ma fatigue. Elle était là, dans l’embrasure, à regarder les étoiles.

J’aurais voulu l’embrasser tout entière. Passer le bras par cette porte noire et me laisser happer dans le grondement d’un instant lointain.

Et j’ai aperçu mon sommeil, cloué au ciel d’Orion. Trois petites pointes embrasées dans une nuit sans fond.

Impression d’hiver

Tout à coup plongée
Dans les sillons
En-tête coupé

Hors champ hors-texte
Sur la route tracée
Et sa fin

En cul-de-lampe
Parole du Seigneur
Au chapitre

Impaginé ou replié
En quatre en seize
Trace ligne sillage

Une impression
Sur chemin froissé
Aux ornières

Ou bas de casse
À l’encre de seiche
D’un coup de plume

Couleur corbeau
Croassement anonyme
Pour page blanche

Sans coquilles
Semées et picorées
Où se replier encore

Achillée mille-feuilles
Avec au talon
L’achevé d’imprimer

Terre nue

Ses pas lourds
Laissent une empreinte
Comme le son d’une cloche
Qui se répand dans la campagne
Elle déploie sa danse en gestes lents
Imperceptibles pour l’esprit agité du passant

Tous alignés parfaitement immobiles
Je les imagine vêtus de noir
Le regard vide perçant l’horizon

Imperceptible pour l’esprit agité du passant
Elle déploie sa danse en gestes lents
Qui se répandent dans la campagne
Comme le son d’une cloche
Laisse une empreinte
Sous les pas

De la terre nue

Message

Aux battements de ton cœur
Les voix chuchotent
Ces mots que tu as inventés
Mais que tu n’entends pas

Les voix chantent
Au rythme de ton cœur
Ces mots que tu ne comprends pas
Mais qui te portent devant

Devant la porte du monde
Ouverte pour toi
Le temps d’un battement de ton cœur
Ces mots que tu ne prononces pas

Le mouvement du ciel

Le ciel mouvant défile en accéléré sous une note tenue des voix qui l’accompagnent les yeux fermés le ciel bouge dans une urgence que personne ne comprend dans une danse lente depuis longtemps oubliée le ciel se meut dans sa ligne de fuite mais nous restons là pris par cette note qui nous tient points aveugles sur une carte prisonniers des ombres des choses qui dissimulent l’horreur comme ces voix qui martèlent répètent à l’infini nous tirent dans le sens du ciel boursouflé qui file le long des failles dissimulées par la note en soubassement d’un monde en ruine la douleur s’insinue dans l’oreille rafales de vent en vagues répétitives font peu de cas des obstacles de nos décombres se détachent de terre dans l’apesanteur lente d’une note qui nous traverse flux de brume dissimule nos fissures nos lézardes dans la poussière qui se dépose à reculons de nos souvenirs où les colonnes du temps se dressaient à nos pieds dans un ciel immobile.

[Vases] Ma famille en marche [communicants]

«(…) pourquoi ne pas imaginer, le 1er vendredi de chaque mois, une sorte d’échange généralisé, chacun écrivant chez un autre ? Suis sûr qu’on y découvrirait des nouveaux sites (…)».

François Bon et Scriptopolis ont lancé l’idée des Vases Communicants.

Aujourd’hui Lignes de vie et Enfantissages s’invitent réciproquement.

***

Ma famille en marche

Sur cette photo,
ce sont mes deux grands-mères,
elles marchent ensemble bras dessus bras dessous,
c’est un jour de fête de famille,
elles vont à la salle des fêtes,
discutant.

Ma grand-mère paternelle a une canne, elle marche avec difficulté et elle ne sourit pas. Mon autre grand-mère a une tête de moins mais elle marchera encore une quinzaine d’années. Elle a tout le bonheur du monde sur son visage. Leurs maris, mes grands-pères, sont morts depuis quelques années.

Ce serait bien de les revoir toutes deux ensemble, marchant côte à côte un jour d’été, elles qui ne sont plus là depuis un bon moment.
Quelle chance d’avoir ce carré de photo pris entre une église et une salle des fêtes, un jour de communion solennelle.
De les regarder des années après, l’une marchant au rythme de l’autre, absorbées dans leur conversation, ne me voyant pas les photographiant, prélever un instant de ce jour ensemble.

Désormais c’est au tour de ma mère de marcher ainsi. Elle n’en a pas peur, non.
C’est de ne plus avoir sa mère qui la fait souffrir,
d’être seule devant.

Ensuite, ce sera à moi.

Nous aurons fait l’un après l’autre, nous suivant, un bon bout de chemin.

Voilà à quoi je pense devant cette photo, ma famille en marche.
Moi. Mes enfants. Ma mère. Et mes deux grand-mères.
Je les vois encore, ce jour-là, vingt ans de ça au moins, marcher bras dessus bras dessous.

Texte de Lignes de vie

Voici le chemin vers mon texte accueilli par mon complice Gibi.

***

Les autres participants:

Humeur Noirte et Anna de Sandre
L’exil des mots et Juliette Mézenc
Petite Racine et Scriptopolis
Robinson En Ville et le Fourbi Élastique
La Méduse et le Renard et Etc-iste
Anne Savelli et Christine Jeanney
LeRoy K. May et Marie-Helene Voyer
PCH de PDLW et L’Employée aux écritures
“À chat perché” et Anthony Poiraudeau
Terres… et Soubresauts
François Bon et Pierre Ménard
Journal Contretemps et Journal Écrit
Les lignes du monde et L’œil ne se voit pas lui-même
et Paumée, finalement seule.
L’arbre à palabres et Clopineries

Derelitta

Derelitta - Botticelli

Le balancement des choses devant le mur des oublis aux aspérités concaves usées par la pulpe ravinée des doigts des mémoires perdues au seuil de prairies d’asphodèles où le visage caressé par les hautes herbes les âmes cheminent levant haut leurs pieds sans chair et la brise tiède s’insinue entre les doigts écartés les paumes face à la colline où domine un rocher plat promontoire fusée figée le balancement des choses quand j’ai sauté à pieds joints dans une flaque de larmes elle pleure dans ses cheveux longs silencieuse je la suis pas à pas vers la barque amarrée là-bas assises face à face sur les bancs nous fendons l’eau sans ramer on aperçoit ses yeux avec au fond du paysage le désert rouge de l’est tu veux t’y fondre consumée par la mort d’un autre qui t’appelait par ton prénom dans le jardin un jardinier irreconnaissable l’arpentait avant de disparaître et tu pleures âme corps esseulé dans l’empreinte de ton pied une asphodèle apparaît le vent de vertige n’aura pas raison de toi.

*

(Texte initialement paru le 6 novembre chez La Méduse et le Renard dans le cadre des Vases communicants)

Illustration: La derelitta attribué à Botticelli, vers 1495, Rome, Palazzo Pallavicini Rospigliosi, Galleria Aurora.

Descente

Dépêche-toi ils t’attendent en bas tu ne t’appelles pourtant pas Perséphone as-tu goûté à la grenade c’est toi qui nous plonges dans l’hiver tu ne t’appelles pourtant pas Perséphone dénoue les amarres qui retiennent la barque traverse ne traverse pas ce fleuve son eau noire boit ta lumière est-ce ton reflet tu ne t’appelles pourtant pas Perséphone cours on t’attend dépêche-toi c’est toi qui a ouvert la porte avec ces mots gravés que tu connais parlent-ils d’espoir voici l’escalier chaque marche t’arrache un tesson de souvenir tu descends sans fin dans une nuit où nulle lune ne luira plus tu as découvert enfin cette crypte que tu as au cœur ne te manque plus que la clé.

Au centre du cercle

Suspendue par un bras à la légèreté des voix ce point dans mes entrailles me leste repliée suspendue recroquevillée en tournant sur moi-même coup de poing un geste se détend au ralenti les voix restent alignées ou serpentent j’ai perdu le fil sans commencement ni fin les voix restent alignées ou serpentent traces duveteuses à l’œil j’ai lâché le fil pulvérisé cette poussière est là portant mon reflet dans chacun de ses grains en cercles concentriques ricochets se répètent dans la perpétuité toujours suspendue pas le bras j’ai serré le fil dans ma paume refermée.

Saison

C’est le retrait dans l’automne et l’absence

Je ne les vois plus qui chuchotent dans le lointain

La vie s’enroule dans le froid et les arbres nus

Lasse je regarde les vagues molles lécher le temps

Faible lutte contre l’absence et l’hiver qui vient

Ombre

J’ai rêvé d’une sieste sous un arbre abattu j’ai rêvé que je sombrais dans son ombre nuit j’ai rêvé que je frissonnais les yeux ouverts sur un autre monde sous l’arbre abattu toujours vivant couché sur le flanc toujours mourant j’ai rêvé d’un réveil impossible d’un corps pétrifié d’une âme statufiée parcourue de ruisseaux glacés aux sources comme les branches ses bras tendus vers le ciel aveugle j’ai rêvé que ma sève s’écoulait hors de mes veines que quelqu’un avait tranchées mon sang le long de mes racines goutte rosée que vous boirez endormis sous l’arbre que vous avez abattu.

Je ne sais si…

Je ne sais si c’est la brume
Poisseuse ou la pluie et ses larmes
Qui tracent leur chemin
Sur les vitres ou crépitent
Sur les toits ou la lumière
Absorbée par l’ardoise des toits
Ou qui s’y reflète selon
Leur inclinaison et vu d’ici

Je ne sais si c’est la musique
Qui germe dans la terre froide
Et enfle avec la lenteur
D’une saison qui feint la mort
Si c’est la musique qui feint
Cette mort qui défile à reculons
Et décroît pour que la voix
Naisse encore dans une lente
Spirale enveloppante

Je ne sais si c’est la voix
La voix de la terre ou du temps
Ou d’un ciel en colère
Ou du vent tourbillonnant
Si c’est le souffle qui m’emporte
Si c’est le froid sous mes doigts
Sur la pierre si c’est
Moi si c’est l’étreinte
Qui se desserre ou si c’est ici

Je ne sais si c’est la lumière
Qui faiblit ou mes yeux
Qui se ferment ou ma tête
Baissée si ce sont les nuages
Si c’est l’opacité de mon esprit
Si c’est la musique qui s’éteint
Ou la vibration du monde
Ou juste une feuille morte
Emportée par le vent