On pourrait peut-être dire que flâner est une manière de réintroduire du temps dans l’espace, qui acquiert ainsi une nouvelle profondeur. Ecouter, pourrait être ce qui crée la profondeur dans l’espace à l’autre, à l’opposé d’une distance. Une dimension subtile du lien qui unit deux personnes, que ce lien ait la fugacité d’une brève rencontre ou la solidité du roc.
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Lenteur, 2 : Flâner
C’est un lieu commun de le dire, mais flâner à Paris relève de la gageure. Trop de bruit, trop de monde, trop d’agitation et d’empressement. Mon lieu commun à moi, c’est flâner le long des quais de la Seine, s’arrêter devant un bouquiniste, prendre une vieille édition originale protégée de la poussière urbaine par sa couverture transparente, jeter un coup d’oeil furtif au prix, inscrit au crayon dans le coin supérieur droit de la première page, reposer le livre, un recueil d’Aragon, reprendre tranquillement son chemin. C’était il y a bien longtemps. Aujourd’hui, je flâne jusqu’au square, en fin d’après-midi, avec ma fille contre moi. Je suis le chemin que mes pas ont choisi, au fil des jours. La rue commerçante. Je jette un coup d’oeil distrait aux étals de poisson ou de fruits, les barquettes de framboises me font de l’oeil, mais je continue ma route. Je ne passe pas inaperçue… enfin plutôt, c’est ma fille enveloppée dans son écharpe qui attire les regards, attendris ou curieux. Je longe l’église, et parfois, rarement, j’y entre quelques instants. J’espère toujours m’y rencontrer moi-même, dans ce silence qui résonne de toute la hauteur de la voûte, dans cette atmosphère lourde d’un recueillement qui me serait presque… étranger. Je ne m’y suis pas trouvée, alors je retourne à l’agitation profane de la rue et reprends mon chemin. Quelque chose a changé, malgré tout. Peut-être est-ce mon regard sur les choses ou juste la lumière du jour…
Mémoire de l’ombre et de la lumière
Ces derniers jours il y avait au square un groupe d’enfants juifs, des enfants de tous âges sous la conduite de quelques adolescentes. Toutes les filles en jupes, jupes à volants, souvent en brun et en noir. Quelques garçons portent la kipa et on aperçoit les Tsitsit* de leur petit Talit* dépassant de chaque côté de leur chemise.
Les plus petits courent en tout sens, comme un groupe de moineaux qui tour à tour se rassemblent et s’égayent en poussant de joyeux cris. Les « Miriam », « Rachel », « Jérémie », fusent ça et là. Les filles ont enlevé leurs chaussures, qui traînent en tas près de la balançoire. Quelques garçons ont entrepris l’escalade des hautes clôtures qui enserrent le jardin. Les grandes se sont rassemblées autour d’un banc, les unes assises, les autres en tailleur par terre. Elles se racontent des histoires, les derniers potins.
Un peu avant huit heures, un agent municipal vient fermer le square. Il faut partir. Les ombres se sont tellement allongées qu’elles se perdent dans les massifs. Tout s’est enveloppé d’une lumière dorée à l’approche du soir. Les grandes prennent en charge les petits. Il faut rentrer. Certaines disent qu’il faut aller à droite, c’est plus court, les autres, à gauche, au moins par là on connaît le chemin. Une dernière attend les deux retardataires qui n’ont pas encore remis leurs chaussures. Finalement voilà le groupe rassemblé, qui se met en route et s’éloigne, tourne au coin de la rue et disparaît.
Je repense souvent à ma visite à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem. Il s’y trouve un mémorial dédié aux enfants. C’est une grotte plongée dans l’obscurité. Des flammes de bougies s’y reflètent à l’infini par un jeu de miroir. Ces étoiles qui scintillent dans la nuit, c’est la postérité d’Abraham. Des voix égrènent sans fin le nom, l’âge et le pays d’origine des enfants assassinés. Étrangement, je me souviens de ma colère, parce que quelqu’un avait rompu mon fil méditatif en prenant une photo avec un flash retentissant. Mais qu’y avait-il à prendre en photo? Cette obscurité? Ces voix lointaines? Ces minuscules points de lumière frémissants et fragiles?
De la fenêtre de ma cuisine, j’aperçois d’autres cuisines qui donnent sur la cour. Parfois le soir, à une fenêtre d’en face, j’aperçois quelques bougies qui brillent, seules, dans la pénombre. C’est la maîtresse de maison qui a allumé les Nérot chel Chabbat, puis la famille s’est rendue à la synagogue. Et je me dis « tiens! c’est Chabbat! », et j’aime y jeter un coup d’oeil, à chacun de mes passages à la cuisine.
Ombre et lumière, sculptent le temps, sculptent l’espace, offrent au monde une pulsation vivante, un corps vibratile. Des bougies allumées, des lettres noires sur fond blanc, des traces éphémères de mémoire.
* Talit: châle de prière; Tsitsit: franges du Talit comportant des noeuds, symboles du Nom divin.