De la fenêtre de ma cuisine,
j’aperçois d’autres cuisines qui donnent sur la cour. Parfois le soir, à une fenêtre d’en face, j’aperçois quelques bougies qui brillent, seules, dans la pénombre, ou ce ne sont pas ces lumières simples, allumées par des mains de femmes, mais une lueur bleue qui s’est construite seule et ne tremble pas, une lumière autre, froide, pourquoi pas.
Elle sort de la vitre, cinglante et belle, une déesse de gel qui aurait soufflé sur le verre pendant que nous avions le dos tourné, nous n’avons pas vu ses bras fins, ni entendu le claquement de doigts qu’elle a lorsqu’elle avance, on dit que ses cheveux bougent sous le givre, on dit qu’elle parle, sa voix est tranchante comme du sel, J’ai laissé les mondes se répandre sur la page où ils ont puisé à la source je n’ai plus été soudain qu’une barque descendant les rapides j’ai laissé couler de ma bouche des flots de mots des flots de mots dans les rapides, puis elle se tait.
Elle passe de fenêtres en fenêtres, les femmes ne l’ont pas vue, mais les enfants peut-être (à moins qu’ils ne sachent pas pour cette lueur bleue, qu’ils préfèrent les bougies, le jaune et le rouge rutilant, les paillettes, et toutes ces choses petites qui pétillent).
Derrière d’autres fenêtres, d’autres vitres, d’autres voix parlent, les mots se chevauchent, des cris, des bruits, le frottement des crayons sur le papier, le flot de la source suivie par d’autres, les cuillères dans les saladiers, les mots qui lient, Je vais me doucher, Tu as faim ? Il faudra téléphoner, J’ai préparé les papiers, Ce soir ? Je ne sais pas, Raconte-moi la fois où, Je l’ai vu ce matin, Il n’y a qu’à attendre, Avant tout, je dois aller… Les voix se mélangent avec les bruits, il n’y aurait qu’à fermer les yeux, on pourrait entendre le bruit du monde, on se moquerait un peu de soi, « le bruit du monde », quelle expression cent fois usée, licence poétique un peu simple, un peu naïve, « le bruit du monde », il n’y aurait pourtant pas d’autre façon de dire, le bruit du petit monde derrière les fenêtres, débarrassé des pleurs. N’entendre que le bon, trier ce qui résonne, on croit tout entendre, être ouvert, attentif, on ignore que le filtre fonctionne automatiquement, qu’on ne veut que le bon, que le sens, que ce qui fait sens, que ce qui sert l’illusion du sens. On est même prêt à inventer les bruits derrière les fenêtres, prêt à inventer les fenêtres aussi, et cette déesse qui n’existe pas. Lorsqu’elle se rend compte du leurre, elle se fait plus petite, elle dit
Un jour ces ruines
Usées par le ressac
Ne seront plus que courbes, elle souffle sur ses doigts, disparaît, point minuscule, inaccessible, enfui, bientôt perdu dans l’angle lumineux de la fenêtre de ma cuisine.

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Christine Jeanney
C’est avec un très grand plaisir que j’ai cédé ma place à Christine ici et que j’ai pris la sienne sur Tentatives.
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Les participants aux vases communicants de janvier 2010 :
Futiles et graves (Anthony Poiraudeau) et Paumée (Brigitte Célérier), Tiers Livre (François Bon) et Ce métier de dormir (Marc Pautrel), Petite Racine (Cécile Portier) et Abadôn (Michèle Dujardin), Tentatives (Christine Jeanney) et Enfantissages (Juliette Zara), Elle-c-dit et Fut-il ou versa t’il dans la facilité ? (Christophe Sanchez), C’était demain (Dominique Boudou) et Biffures chroniques (Anna de Sandre), Terres… (Daniel Bourrion) et Journal Contretemps (Arnaud Maïsetti), Le blog à Luc (Luc Lamy) et Frédérique Martin, Liminaire (Pierre Ménard) et Jours ouvrables (Jean Prod’hom), Pendant le weekend (Hélène Clémente) et Oreille culinaire (Isabelle Rozenbaum), Les beautés de Montréal (Pierre Chantelois) et L’Oeil ne se voit pas lui-même (Hervé Jeanney), L’arbre à Palabres (Zoë Lucider) et Mo(t)saïques (JEA)