Un petit instant de grâce

Je suis le secret enfoui dans l’odeur d’herbe fraîchement coupée, dans le houououhh du vent s’engouffrant dans le conduit de cheminée, dans les cent mille doigts de l’averse de neige, dans la nacre d’un matin de printemps, dans le message muet d’un alignement de marrons d’Inde, dans la déclivité de la plage et la danse des poux de sable ; je suis ce qui jadis vous rendit vivant, je fus l’instigateur de tous vos émerveillements, de tous vos étonnements, je suis l’unique raison pour laquelle quiconque jamais, s’aima et aima, je suis le secret qui irrigua chacun de vos secrets d’enfant, je suis l’ange que tout enfant porte en filigrane et que vous avez tué. Je suis vous.

Stephen Jourdain

(Merci à mamansursaplanète qui m’en parla ici)

« Les objets contiennent l’infini »

C’était il y a longtemps, nous longions paisiblement la côte quand l’horizon devint dangereux. Fendant la terre. Trouant le réel. C’est dans une ligne que se résout cette énigme. C’est dans une ligne que tombe la mer et que disparaît le vertige. La perte de l’équilibre était dans l’horizon. C’était il y a longtemps. Ainsi devraient commencer tous les récits.

Claude Royet-Journoud, Les objets contiennent l’infini, Gallimard, 1984, p. 53.

(Poezibao)

Une Samaritaine

Toi que l’on dit qui bois de cette eau presque absente,
Souviens-toi qu’elle nous échappe et parle-nous.
La décevante est-elle, enfin saisie,
D’un autre goût que l’eau mortelle et seras-tu
L’illuminé d’une obscure parole
Bue à cette fontaine et toujours vive,
Ou l’eau n’est-elle qu’ombre, où ton visage
Ne fait que réfléchir sa finitude ?
— Je ne sais pas, je ne suis plus, le temps s’achève
Comme la crue d’un rêve aux dieux irrévélés,
Et ta voix, comme une eau elle-même, s’efface
De ce langage clair et qui m’a consumé.
Oui, je puis vivre ici. L’ange, qui est la terre,
Va dans chaque buisson et paraître et brûler.
Je suis cet autel vide, et ce gouffre, et ces arches
Et toi-même peut-être, et le doute : mais l’aube
Et le rayonnement de pierres descellées.

Une Voix, Yves Bonnefoy, in Pierre Écrite

Une vie bouleversée

Je m’imprègne de ces mots d’Etty:

En disant: « J’ai réglé mes comptes avec la vie », je veux dire: l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. A l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe: en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie.

Et ces mots-là aussi:

La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité; alors la vie, d’une manière ou d’une autre, forme un ensemble parfait. Dès qu’on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l’on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde: dès lors que l’ensemble est perdu, tout devient arbitraire.

Et encore ceux-là:

La vie est si curieuse, si surprenante, si nuancée, et chaque tournant du chemin nous découvre une vue entièrement nouvelle. La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, or il faut s’affranchir intérieurement de tout, de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idées sécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toute norme et de tout critère conventionnel, il faut oser faire le grand bond dans le cosmos: alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.

Des mots si graves qui sont pourtant un appel à la légèreté, à se désencombrer de soi pour se retrouver entier. Faire le vide et atteindre la plénitude et glisser au fil de la vie, plutôt que de s’accrocher vainement à ses aspérités.

Voilà des mots bien graves pour une réapparition, peut-être, sans doute, éphémère, peut-être pas. Je suis émue de voir les traces de vos passages et tout à coup vous me manquez. Une douce nostalgie me saisit parfois et m’a poussée aujourd’hui jusqu’ici. Un désir de solitude, d’enveloppement dans un grand tout. Alors je suis venue murmurer quelques mots et ceux d’une autre, morte à Auschwitz, il y a 65 ans presque jour pour jour.

Le droit d’exister

Ce matin, j’ai le droit d’exister pour moi tout seul. Je prends le droit d’exister (…) Ce n’est plus cette sensation de vide qu’il faut remplir d’actes, de mots, d’oeuvres. Je goûte d’être immobile. J’existe d’avantage de ne rien faire (…) Exister justifie d’exister. C’est bon d’exister. Ça ne doit servir à rien d’exister. On n’est pas obligé de servir à quelque chose. On n’est obligé de servir à rien. On a le droit d’exister d’abord. (…) Jusqu’ici, il m’était incroyable qu’on puisse passer du temps sans rien faire et ne pas le sentir perdu. Le temps n’est pas rempli de ce qu’on y met. Mon temps se remplit par l’attention que je lui porte, par le goût que j’en prends, parce que je le considère, parce que je me considère, parce que je me suis restitué le droit d’exister.

Louis Evely, prêtre. Cité par Lytta Basset dans Paroles matinales, Labor et fides, 2003.

Réprimer ses émotions

Dans mon enfance, j’ai dû apprendre à réprimer mes réactions les plus naturelles aux blessures (par exemple la rage, la colère, la douleur ou la peur), de crainte d’une punition. Plus tard, à l’école, je fus même fière de mon aptitude à la maîtrise de soi et à la retenue. Je prenais cette capacité pour une vertu, et en attendais autant de mon premier enfant. C’est seulement après avoir réussi à abandonner cette vue de l’esprit que je parvins à comprendre la souffrance d’un enfant auquel on interdit de réagir de manière appropriée à une blessure. On l’empêche ainsi d’expérimenter, dans un entourage bienveillant, la façon de se comporter envers ses émotions, afin que plus tard, au lieu de craindre ses sentiments, il puisse s’appuyer sur eux pour mieux s’orienter dans la vie.

Alice Miller, Notre corps ne ment jamais, Flammarion, 2004.

L’amour, la vie, la liberté

S’il doit vraiment y avoir un Dieu d’amour, il ne nous imposera pas de sanctions. Il nous aimera tel que nous sommes, il n’exigera pas notre obéissance, il ne se sentira pas insécurisé par la critique, il ne nous menacera pas de l’enfer, il ne nous fera pas peur, il ne mettra pas notre loyauté à l’épreuve, il ne se méfiera pas de nous, il nous laissera vivre nos sentiments et nos pulsions – sûr que nous serons capable, à partir de cette base, d’apprendre l’amour fort et authentique, l’amour qui est tout le contraire du sentiment du devoir et de l’obéissance et qui ne s’accroît que de l’expérience d’être aimé. On ne peut pas éduquer un enfant à aimer, ni avec des coups, ni avec des bonnes paroles; il n’est pas de recommandation, de leçons de morale, d’explication, de modèle, de menace ni de sanction qui puisse rendre un enfant capable d’aimer. Un enfant à qui l’on fait des leçons de morale apprend à faire des leçons de morale, et un enfant à qui l’on donne des coups apprend à donner des coups. L’éducation peut faire d’un homme un bon citoyen, un courageux soldat, un juif, un catholique, un protestant, un athée, et même un psychanalyste orthodoxe, mais pas un être vivant et libre. Or seuls ces deux derniers attributs, la vie et la liberté, et non les contraintes de l’éducation, ouvrent la voie de la véritable faculté d’aimer.

Alice Miller, L’enfant sous terreur, Aubier, 1986.

Lenteur, 1 : Avant-propos

Les êtres lents n’avaient pas bonne réputation. On les disait empotés, on les prétendait maladroits, même s’ils exécutaient des gestes difficiles. On les croyait lourdauds, même quand ils avançaient avec une certaine grâce. On les soupçonnait de ne pas mettre beaucoup de coeur à l’ouvrage. On leur préférait les dégourdis -ceux qui, d’une main leste, savent desservir une table, entendre à mi-voix les ordres et s’empresser à les réaliser et qui, enfin, triomphent dans le calcul mental. Leur vivacité éclatait dans leurs mouvements, leurs répliques, et même dans l’acuité de leur regard, la netteté de leurs traits: de vif-argent. « Ne vous faites pas de souci pour eux, ils se tireront toujours d’affaire. »
J’ai choisi mon camp, celui de la lenteur.

Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur.

Le Chabbat et la simplicité volontaire

Durant la semaine l’homme investit l’espace, alors que durant le Chabbat il investit le temps. Durant la semaine l’homme investit sa relation aux objets, alors que durant le Chabbat il investit la relation à l’autre. Le Chabbat est consacré au repos mais aussi à l’étude, au dialogue, à la promenade, à la visite d’amis… En termes plus philosophiques mais simples, l’éloignement, la mise à distance des objets permet la mise en valeur du sujet, c’est-à-dire de l’homme qui se retrouve face à lui-même et à ses proches.

Marc-Alain Ouaknin, Les symboles du Judaïsme.

Coucher de soleil

– Un jour, j’ai vu le soleil se coucher quarante-trois fois!
Et un peu plus tard tu ajoutais:
– Tu sais… quand on est tellement triste on aime les couchers de soleil…
– Le jour des quarante-trois fois tu étais donc tellement triste?
Mais le petit prince ne répondit pas.

Le Petit Prince, Saint-Exupéry